Émissions "Quel temps!" diffusées sur la RTBF à l'automne 2014.
interviews et textes de François Legendre, réalisation Pierre Joye



 

Les découvertes de l'astronomie et de la physique, les révolutions des modèles cosmologiques dans les siècles passés et sans doute encore à notre époque, n'ont pas seulement bouleversé nos perceptions de l'Univers et notre compréhension de la réalité, elles ont aussi affecté tout le champ de nos représentations et notamment l'évolution des formes artistiques. L'histoire des arts a en effet souvent croisé l'histoire des sciences. Les artistes se sont toujours intéressés aux questions scientifiques auxquelles ils ont pu donner une expression plastique et même, quelquefois, une formulation intuitive.

Dans les deux articles suivants, François Legendre, historien de l'art, nous propose de voir comment, à travers l'analyse de deux tableaux, les artistes ont su, au-delà des évolutions internes à l'art, matérialiser les conceptions scientifiques de leur époque.

 

 

Pieter Paul Rubens (1577-1640), «La Descente de Croix» ou «La Déposition», 1612-1614, triptyque, huile sur bois, panneau central 420 x 310 cm, volets 420 x 149,5 cm, Anvers, cathédrale Notre-Dame.

Attention, pour visionner ce tableau, entrez bien la requête suivante : «Rubens, La Descente de Croix d'Anvers», car Rubens et son atelier ont peint plusieurs versions de ce thème.

Le tableau est aussi visible sur le site www.univ-provence.fr/pictura
(Utpictura 18, bases de données iconographiques)

 

La Descente de Croix est une œuvre marquante de la maturité de Rubens, le plus grand peintre flamand du dix-septième siècle, non seulement parce que sa conception témoigne d'une puissance plastique rarement égalée, mais aussi parce que ce tableau nous dit beaucoup de choses sur les représentations nouvelles qu'on se faisait du monde à l'époque.

Cette Déposition, terminée en septembre1612, fait partie d'un triptyque dont les volets latéraux, achevés un peu plus tard au printemps1614, figurent à gauche La Visitation et à droite La Présentation de Jésus au Temple. Le thème iconographique des trois panneaux est centré autour de l'action de porter le Christ, depuis le ventre de Marie désigné dans la Visitation par sa cousine Élisabeth, en passant par la Présentation de l'Enfant porté au Temple par Siméon, jusqu'au portement final d'un corps devenu immensément lourd, celui du Christ décroché de la Croix, au risque paradoxal de la chute dont l'irrémédiable proximité semble, au-delà d'une rupture possible de l'ordre visuel du tableau, pouvoir ébranler jusqu'à la stabilité même du monde. Ce programme est le pendant d'un autre triptyque tout aussi célèbre, celui de L'Érection de la Croix peint en 1610, deux ans après le retour de Rubens à Anvers grâce à la protection de l'archiduc Albert et ce, au terme de ses années de formation en Italie, au contact de la peinture vénitienne et des conceptions nouvelles développées par Annibal Carrache et Caravage, dont on mesure indéniablement ici l'impact dans la facture classique, en même temps que dans la franchise spectaculaire avec laquelle Rubens déploie le clair-obscur.

C'est que toute la composition est centrée sur la figure impressionnante du corps supplicié et désarticulé du Christ qui glisse inexorablement du haut vers le bas, le long de la grande diagonale tendue par le linceul qui ne semble plus qu'un étirement de lumière blanche, et qu'un homme monté sur la Croix coince entre les dents, tout en agrippant l'un des bras du Christ, comme pour retenir, dans une tentative désespérée, l'effondrement inéluctable de l'action sur elle-même. Rien n'y fait. Ni la traction résolue de Joseph d'Arimathie reconnaissable à son bel habit de brocarts, ni la réception ferme par Jean vêtu de rouge; pas même l'appui du pied de Jésus sur l'épaule de Marie Madeleine, allusion au parfum naguère répandu par elle sur les pieds du Christ, et dont les gestes ne sont ici qu'effleurements, ni ce très beau mouvement de Marie qui tend la main vers le corps de son fils pour le toucher une dernière fois. Et même l'envol du porteur, qui semble flotter en état de quasi lévitation sur la branche gauche de la Croix au-dessus de Joseph d'Arimathie, ne peut freiner l'irrépressible glissade de la chair, quand bien même produirait-il une force opposée à la chute, dont le contrepoint formel sans même parler de la singularité physique, procéderait ici d'une poétique de l'oxymore.

La scène est violente, tout autant que la lumière aveuglante qui la traverse en oblique, ce d'autant qu'elle bute en charriant le corps effondré sur le manteau rouge de Jean – expression métonymique (en l'occurrence déplacée du Christ à son apôtre préféré) de l'effusion du sang versé pour la rédemption des hommes – et qu'elle contraste avec un ciel chargé de ténèbres, conformément à la relation que Matthieu fait de la mort de Jésus (Mt 27, 45), et conformément aux nécessités internes de l'art du clair-obscur. Lumière surnaturelle, à vrai dire, que le Christ semble diffuser autour de lui, et d'abord tout contre le linceul qui se met à éblouir, lumière qu'il irradie alors qu'il est mort, aporie qui peut signifier que la Lumière, tout à la fois l'Être et la Parole, s'abandonne à l'action des hommes pour s'humilier – littéralement tomber vers l'humus, le sol – et en même temps pour s'incarner, prendre chair et poids dans la réalité physique du monde. Et ce corps de lumière, traité à l'antique en un nu sculptural sinon héroïque, est le centre autour duquel gravitent toutes les autres figures, le centre des gestes et des regards, des forces et des affects, un centre de gravité qui induit une seconde aporie : il est à la fois mort et en mouvement, il est mort et il met en mouvement tous les hommes et toutes les femmes qui se tendent autour de lui. Il est la cause de l'ébranlement affectif et cosmique qui déstabilise tout le tableau comme celui qui le reçoit.

Par ailleurs, si nous relions le visage de Joseph d'Arimathie à celui de l'homme qui tient le linceul entre les dents, et si nous prolongeons le parcours vers le visage de Jean (en frôlant celui de l'homme à droite), jusqu'à celui de Marie Madeleine, puis celui de Marie pour revenir à notre point de départ, nous dessinons une ellipse, dont la diagonale formée successivement par le bras tendu de Marie, le bras replié de Jésus et son autre bras déployé, constitue le grand axe.

Directions obliques et ellipses sont bien, avec le clair-obscur, les signes d'un tableau baroque, dont la rhétorique, fondée sur la tension et le décentrement, l'hyperbole et l'oxymore empruntés à la poésie, vise, selon la doctrine développée par la Contre-Réforme depuis le concile de Trente, à émouvoir le fidèle par des images accessibles, efficaces et sensuelles, régies par des compositions dynamiques qui recherchent avant tout l'effusion et la beauté du mouvement. Mais au-delà du contexte doctrinal de l'époque, ce tableau est aussi emblématique de l'art baroque en ceci qu'il résulte d'une vision nouvelle du monde. Car dans l'histoire des formes, l'ellipse, expérimentée dès le seizième siècle chez les artistes maniéristes, devient une figure dominante de l'art baroque dans les années 1600-1610, et se substitue ainsi à la figure du cercle largement usitée dans l'art de la Renaissance. Pourquoi ? Parce qu'autour des années 1604-1609, Kepler et Galilée révolutionnent définitivement notre conception de l'Univers. Ainsi, dépassant les orbites circulaires de Copernic (qui était un homme de la Renaissance), Kepler, dans sa première loi de 1605, décrit l'orbite de chaque planète comme «une ellipse à deux foyers dont l'un des foyers est occupé par le Soleil». La nouvelle cosmologie de Kepler, telle qu'elle est décrite en 1609 dans l'Astronomia Nova, participe ainsi d'une esthétique baroque fondée sur le décentrement et la beauté dynamique.

Et que penser ici de la descente de ce corps, assurément l'une des plus belles et des plus terribles qui soit de l'histoire de l'art, jusqu'à la beauté de l'effondrement de la matière sur elle-même, de la chair abandonnée à son poids de fatigue, si ce n'est qu'il pourrait y avoir là comme une résonance de la loi de la chute des corps décrite par Galilée en1604, quand bien même cette résonance serait fortuite (ce qui n'est d'ailleurs pas certain, même si cette découverte a été diffusée ultérieurement), mais dont on peut constater, en tout cas, que Rubens en formule l'expression artistique peu de temps après que Galilée en ait formulé l'expression mathématique. Deux langages pour une préoccupation commune à deux hommes du dix-septième siècle.

Il serait évidemment erroné de vouloir trouver une causalité linéaire qui expliquerait l'apparition de l'art baroque à partir des révolutions de la physique et de l'astronomie du début du dix-septième siècle, ce d'autant que l'art baroque se définit dès les années 1590 autour d'Annibal Carrache et de l'Accademia degli Incamminati (l'Académie des Acheminés) de Bologne qu'il fonde avec son frère et son cousin en 1585, laquelle accueillait aussi d'ailleurs des philosophes, des médecins et des astronomes (sans parler ici de la contribution majeure du jeune Caravage); et que nombre des formules de l'art baroque s'expérimentent déjà au seizième siècle dans la culture maniériste. Mais on sait que les artistes, Rubens en premier qui était fréquemment employé à des missions diplomatiques, fréquentaient les cours dans lesquelles ils rencontraient les savants et les astronomes de leur époque. On se souvient que la cour de Rodolphe II de Habsbourg à Prague, qui protégea Tycho Brahé à la fin de sa vie ainsi que Kepler, fut un des hauts lieux de l'art européen de la fin du Maniérisme. Rubens, lui, a pu faire valoir son érudition et ses talents de diplomate auprès des cours de Mantoue, des Pays-Bas, d'Espagne, de France et d'Angleterre. Et en regardant cette Descente de Croix, nous comprenons en quoi il fut d'abord un grand artiste, puisque au-delà de l'exceptionnelle maîtrise de son art, il a su donner une forme claire aux idées d'avant-garde de son temps comme à ses conceptions physiques et cosmologiques les plus modernes, et je dirais même aux angoisses les plus intimes de ses contemporains, ce qui là est le trait du véritable génie. Or, la chose la plus remarquable c'est qu'il le fait au moyen d'une simple ellipse qui traverse toute l'étendue de son tableau et qui se tend autour de l'effondrement de son axe, comme si cette figure quasi gravitationnelle (pour ne pas dire entropique) résumait, à elle seule, la prise de conscience nouvellement manifestée du fonctionnement d'un Univers désormais dynamique, dont la déstabilisation est telle qu'il en devient inquiétant pour les hommes de l'époque.

 

 

 

 

Pablo Picasso (1881-1973), «Violon et raisins», 1912, huile sur toile, 50,8 x 61 cm, The Museum of Modern Art, New York.

Pour visionner ce tableau, entrez la requête : «Picasso, Violon et raisins».

Le tableau est aussi accessible sur le site du MOMA, www.moma.org

 

En regardant ce tableau qui, aujourd'hui encore, peut dérouter par son antinaturalisme et sa complexité, nous comprenons pourquoi le cubisme pouvait apparaître incompréhensible pour le public du début du vingtième siècle. Mais au fond, qu'est-ce que le cubisme?

C'est d'abord une révolution dans la représentation de l'objet qui subit une véritable dislocation. Et cette dislocation est violente, beaucoup plus que tout ce qu'on avait vu jusqu'alors, y compris chez les Fauves et les expressionnistes; elle remet radicalement en cause la continuité du monde visible et la cohérence de la réalité physique qui la sous-tend. Si le cubisme fit scandale, c'est parce qu'il était une atteinte à l'ordre du monde.

Mais il y a plus grave, c'est que la déconstruction cubiste de l'objet suppose une déconstruction préalable de l'espace. De sorte que l'espace unitaire de la perspective italienne, hérité de la Renaissance, où toutes les lignes de fuite convergent vers un point de fuite unique posé, au loin, sur la ligne d'horizon, vient soudain se rabattre contre le plan du tableau, comme si on relevait le sol à la verticale, ce qui aboutit à la compression de l'espace tout entier et des objets qui s'y trouvent, jusqu'à leur irrémédiable dislocation (1). On passe alors d'une représentation en trois dimensions à une représentation en deux dimensions, où les plans de l'objet et les plans de l'espace ont tendance à s'interpénétrer et, ainsi, à se confondre.

On peut le dire autrement : le cubisme ne montre plus l'objet selon un point de vue unique et frontal qui était celui des natures mortes illusionnistes du dix-septième siècle par exemple, il montre l'objet sous différents angles à la fois : ici la crosse du violon est vue de profil, les ouïes sont vues de face, l'archet, les cordes et la grappe de raisin flottent dans un espace indéterminé; les plans du violon se dissocient à partir d'un axe central vers les bords du tableau, ils glissent les uns sur les autres comme pour nous montrer l'intérieur de la caisse de résonance. Picasso applique ici ce que le célèbre historien d'art Ernst H. Gombrich appelle «la méthode égyptienne» qui consiste, non pas à représenter ce qu'on voit, mais à choisir pour chaque partie le point de vue le plus caractéristique, de préférence selon une articulation face/profil (la crosse de profil et les ouïes de face par exemple); et ainsi, à représenter ce que l'on connaît (2). Dès lors, Picasso exprime la structure de l'instrument plutôt qu'il n'en reproduit l'aspect extérieur. Mieux, par les échos formels de ses courbes, il en exprime la résonance à travers l'espace. Ici, le rapport au monde n'est plus optique, il est cognitif. Le cubisme, et l'abstraction à partir des années 1910-1912, élargissent l'expérience de la réalité, au point que cet élargissement dépasse, et de loin, notre expérience visuelle. C'est cette disjonction entre la perception et la connaissance qui déstabilise le public de l'époque. Et ce d'autant que cette problématique n'est pas propre à l'évolution de l'art du début du vingtième siècle, mais qu'elle concerne aussi la physique : la complexité des modèles mathématiques est devenue telle, notamment avec les géométries de Lobatchevski, de Riemann ou de Poincaré, qu'il se produit alors un divorce entre le monde tel qu'il est décrit par le langage mathématique et tel qu'il est décrit par le langage verbal ou appréhendé par les sens. Une nouvelle perception, abstraite, se fait jour, qui défie la validité des anciens systèmes d'explication du monde.

Mais il y a dans ce tableau une autre différence fondamentale avec la peinture classique : l'objet n'est plus un donné passif qui occupe une position stable dans un espace perçu comme un contenant extérieur, lui-même immobile. On ne se situe plus dans le cadre des physiques de Galilée ou de Newton qui réglaient les subtils déséquilibres des beaux objets reproduits dans les anciennes natures mortes, car ici l'objet interagit avec un espace dynamique. Ou pour le dire plus explicitement, l'espace, qui n'est plus un contenant inerte, exerce une pression sur l'objet et l'objet, qui n'est plus un contenu passif, déforme l'espace autour de lui, ce qui fait que le cubisme entre dans une nouvelle physique, celle d'Einstein. Or, si nous considérons les dix années de la révolution relativiste, de 1905 pour la théorie de la relativité restreinte à 1915 pour la théorie de la relativité générale, nous sommes frappés de leur concordance avec les années de la révolution cubiste qui s'épanouit surtout entre 1907 et 1914. De la même manière qu'Einstein rompt avec Newton, Picasso rompt avec l'héritage de la Renaissance et ce, dès mai-juillet 1907 avec Les Demoiselles d'Avignon. De fait, l'espace de la peinture cubiste qui apparaît encore linéaire, n'est plus en tout cas tout à fait euclidien; il tendrait plutôt à une dynamique riemannienne, car il accuse déjà une déformation autour des masses matérielles, quand il ne présente pas une certaine courbure comme dans Les Demoiselles d'Avignon ou comme dans les vues de l'Estaque que Georges Braque peint en 1908. Beau pressentiment...d'autant que Picasso et Braque, à cette époque, ne connaissaient évidemment pas la géométrie de Riemann ou la physique d'Einstein.

Pourtant, le cubisme résulte bien d'une volonté moderniste de rupture avec l'art du passé, en même temps que d'un effort d'unification entre l'objet et l'espace inégalé depuis la Renaissance (la dimension du temps sera intégrée par les artistes abstraits à partir des années 1910-1912 avec Kandinsky, Malevitch ou Klee entre autres), parallèlement à l'immense travail d'unification de la physique qu'entreprend Einstein, entre l'espace et le temps, l'énergie et la masse, le mouvement et le repos, la matière, la lumière et la gravitation avec les théories successives de la relativité restreinte et générale. Mieux, dans la peinture cubiste comme dans le modèle cosmologique d'Einstein, la gravitation n'est plus une force qui s'exerce entre les objets contenus dans l'espace, c'est une propriété de l'espace lui-même. Le cubisme déforme le monde car il participe d'une nouvelle physique des champs gravitationnels. En cela, sa rupture avec les anciens modèles était plus que scandaleuse, elle était structurelle. Elle témoigne du bouleversement de la civilisation occidentale au début du vingtième siècle, comme de la déstabilisation de ses certitudes et de ses représentations les plus établies.

(1). La perspective italienne a été inventée et expérimentée par l'architecte Filippo Brunelleschi dans les années 1412-1425, puis mise au point et théorisée par l'architecte humaniste Leon Battista Alberti dans son Traité de la Peinture (De Pictura, 1435).

(2). E.H. Gombrich, Histoire de l'art, Flammarion, Paris, 1986; première édition en 1950.

 

 

 

 



Vincent Michéa est né en 1963. Il a fait ses études à l'École supérieure d'arts graphiques de Paris et il a été l'assistant de Roman Cieslewicz de 1988 à 1991. Depuis 1986, il a développé une activité de peintre. Il vit actuellement entre Dakar et Paris et il enseigne à l'École supérieure d'arts visuels de Marrakech. Son travail est visible sur le site: www.vincentmichea.com

Vincent Michéa
Élégie pour sept baisers de cinéma, série à suivre


Les sept baisers :
Ingrid Bergman et Cary Grant dans Les Enchaînés d'Alfred Hitchcock, 1946
Deborah Kerr et Burt Lancaster dans Tant qu'il y aura des hommes de Fred Zinnemann, 1953
Brigitte Bardot et Jean-Louis Trintignant dans Et Dieu créa la femme de Roger Vadim, 1956
Romy Schneider et Alain Delon dans Christine de Pierre Gaspard-Huit, 1958
Anita Ekberg et Marcello Mastroianni dans La Dolce Vita de Federico Fellini, 1960
Nathalie Wood et Tony Curtis, photographie de plateau
Gena Rowlands et John Cassavetes, photographie de plateau.


Vincent Michéa est peintre, raisonnablement cartésien, et dans le doute il a dû se dire un jour qu'il ferait peut-être mieux de renoncer à la peinture. Ou, plus exactement, qu'il ferait bien de la recommencer plutôt que de la faire, en faisant table rase des accumulations et des gestuelles antérieures par trop automatiques, quand bien même il lui fallut renoncer pour cela à la matière, et recouvrer une conscience du temps qui intégrerait désormais la fatigue et la monotonie des petites actions. C'est que parti d'une peinture expressionniste riche en pâte et posée en larges touches, Vincent Michéa s'est alors arrêté de produire des images fulgurantes pour reprendre méthodiquement les fondamentaux de l'acte de peindre et se recentrer ainsi sur l'exécution patiente de ses figures, juste avec de l'ombre et un peu de couleur. C'était en 2002. Il s'agissait alors de prendre du recul par rapport aux cassures de l'existence, de renoncer au pathos et ne plus faire de l'art le reflet de la vie de l'artiste, mais bien de désinvestir le geste héroïque, désengager le moi agissant pour laisser la peinture surgir dans sa présence première.


Vincent Michéa : Brigitte Bardot et Jean-Louis Trintignant dans Et Dieu créa la femme de Roger Vadim, 1956

Quel choix plus radical alors que de faire corps avec un procédé de fabrication photo-mécanique des images? Partir d'une trame de presse reproduite sur la toile, appliquer une couleur unique en fond, puis repasser un à un les points de la trame au pinceau avec une pâte très fine, à peine perceptible. Soient environ dix mille points et cinq à six jours de travail par tableau. Une mécanique de précision. De quoi garantir la mort de l'affect à travers une éthique du geste répété, une pratique de la calibration qui tient de l'usinage, même si la ponctualité du tour de main n'est pas, en réalité, si émotionnellement neutre qu'on voudrait bien le croire. La quantité ne relève pas seulement de la technique, elle suppose l'ennui et l'ennui pose question, comme nous le verrons plus loin.
Quoi qu'il en soit, cette manière de faire corps avec un système de production/reproduction tient des procédés mécaniques utilisés dans le pop art au début des années soixante, en particulier chez Warhol qui revendiquait son tropisme machiniste et chez Lichtenstein qui utilisait la trame Ben Day dans le processus de fabrication de ses tableaux, par le recours à la technique du pochoir au moyen de plaques perforées, là où Vincent Michéa travaille point par point, ce qui est évidemment beaucoup plus fastidieux. En somme, ce qui est posé dans ce processus relève de l'asservissement à l'image existante produite par l'industrie, qui fait que, parallèlement à l'artiste hyperréaliste dont l'asservissement au flux photo-optique est décrit par Jean-François Lyotard dans un de ses textes les plus connus, Vincent Michéa s'inscrirait à son tour dans cette économie capitaliste de la reproductibilité mécanique qui garantit elle-même, par l'annexion du peintre-opérateur à la machine, une économie du désir (1). C'est pour le moins paradoxal quand on choisit de représenter des baisers de cinéma, motif sensuel s'il en est, mais il faut se souvenir que toutes ces scènes ont été elles-mêmes diffusées des milliers de fois jusqu'à plus soif au cinéma ou à la télévision, ce qui fait que nous regardons les tableaux de Vincent Michéa comme les lointains échos de ce surmoi érotique, des prolongements iconographiques de seconde main transposés dans un nouveau médium et passés au crible des trames d'imprimerie de l'industrie graphique, ce qui affecte nécessairement le langage des images sources. De sorte que nous ne voyons pas ici   des images, mais plutôt les images des images et même, si nous intégrons le truchement des codes de transmission (le conditionnement de l'image en points), l'image picturale de l'interprétation graphique d'une image cinématographique, en somme une image à trois niveaux. Du cool art dans la plus pure tradition. De quoi assurément refroidir bien des ardeurs amoureuses.
Pourtant, j'ai un doute. Vincent Michéa ne fait pas dans la mécanique, il fait dans la peinture.
Et là où Warhol partait de la peinture pour aboutir à la sérigraphie, Vincent Michéa fait le parcours inverse: il part d'une trame imprimée sur la toile pour la repasser avec de la peinture. Mieux, là où Warhol multipliait un objet unique (un bien de consommation ou ses propres images) par des procédés de reproduction mécanique, Vincent Michéa recouvre l'impression numérique de peinture et, ce faisant, il en neutralise la fonction de reproduction dans la fabrication d'une image unique. Car c'est bien le processus de recouvrement de la peinture qui intéresse Vincent Michéa, dont il se pourrait bien que l'amour photo-réaliste des visages résonne encore des portraits de Chuck Close, de ces photographies d'identité géantes prises sans concession, qui ressortent comme troublées par les épaisseurs et les décrochements de leur incarnation picturale, tant elles portent l'occurrence de leur modèle à fleur de peau. Comme si, à l'instar de ce travail, le tableau de Vincent Michéa, dans sa singularité, piégeait en un arrêt sur image son référent cinématographique normalement reproductible, et comme si, plus insidieusement encore, même avec peu de matière, il engluait les images mobiles du cinéma dans la substance collante de sa pâte et l'immobilité obsessionnelle de son médium.
Mais pourquoi donc Vincent Michéa arrête ainsi le temps? Chut! C'est un secret.
Toujours est-il que chez lui le fait main a raison de la reproductibilité technique et il se pourrait alors, à rebours du processus décrit par Walter Benjamin, que la peinture retrouve une certaine aura, une présence unique et mystérieuse dont nous reparlerons sans doute. Comme si la peinture tenait enfin sa revanche (enfin, je devrais plutôt dire une fois de plus, car la peinture, notamment celle des trois dernières décennies, ne cesse de contredire sa fin toujours annoncée et se paye même le luxe de reprendre régulièrement pied dans les avant-gardes de l'art contemporain).
Mais attention, pas n'importe quelle peinture.
Celle qui, comme dans les tableaux de Lichtenstein, se réinvente au contact de la culture populaire (que les sociologues appellent la culture de masse non sans quelque condescendance), de cette iconographie puissante dont Vincent Michéa retient, en dehors de tout jugement de valeur, la force d'impact, le dynamisme vitaliste, la capacité à recycler les codes du grand art, avec une prédilection pour les modèles des années cinquante à soixante-dix, les plus prosaïques parfois ou les plus extatiques. Car pour renouer avec la peinture sérieuse des grands Anciens ou des grands Modernes, il fallait que Vincent Michéa s'adressât à un art populaire qui ne se prenne pas au sérieux, à l'instar d'un Lichtenstein réévaluant la grande peinture à travers le langage simplifié des comic strips. C'est la raison pour laquelle, avant de trouver sa nouvelle manière de peindre en 2002, Vincent Michéa a copié pendant trois ans les pochettes de disque des orchestres populaires africains de sa collection (il vit à Dakar une grande partie de l'année), ce qui constitue, on s'en doute, un véritable travail de forçat quand on sait le nombre d'heures requis pour reproduire la trame d'une image point par point, redessiner les caractères typographiques à la main et copier les motifs ornementaux de la pochette – les rubans, guirlandes, cartouches, étoiles et autres médaillons – comme autant de figures rescapées du grand décor classique, il est vrai schématisé dans l'ornementation stéréotypée du disque, notamment en Afrique subsahararienne où les modèles sont ouvertement empruntés à l'iconographie du jazz américain.
Là encore, le travail de Vincent Michéa tient de la reproductibilité mécanique, ce d'autant qu'il s'agissait clairement pour lui d'un temps nécessaire de décantation, d'une manière de laisser retomber le pathos de la peinture gestuelle afin de réapprendre, dans la lenteur, les fondamentaux d'une peinture construite. Aussi, n'est-il pas surprenant qu'à travers un travail mécanique de copie de l'iconographie populaire, Vincent Michéa se soit bel et bien réapproprié la pratique académique de la peinture savante fondée sur l'exactitude du dessin, l'application minutieuse des couches successives et des glacis, l'exécution homogène des aplats et la production volumétrique des modelés, la progression rituelle des processus de fabrication; tout ce qui constitue la capacité illusionniste de reproduction. De sorte que la monotonie mécanique du process industriel actualise en réalité la grande tradition classique (qui on le sait, notamment avec les perspecteurs et leur usage de la camera obscura, avait recours, elle aussi, à des procédés mécaniques de restitution de la surface visible des choses) (2). Car ce qui se joue dans l'art de Vincent Michéa, c'est la possibilité de réinventer le grand art par le petit, le tableau de maître par le travail ouvrier; c'est la possibilité de réenchanter le monde par l'industrie, l'industrie graphique surtout, dont la lisibilité des codes sert en réalité la clarté formelle de la grande peinture. Au point que je soupçonne chez Vincent Michéa cette ambition toute cézannienne de «faire quelque chose de solide et de durable comme l'art des musées», et peut-être même de caresser ce rêve secret de «mettre comme Poussin de la raison dans l'herbe et des pleurs dans le ciel»; là où la raison dans l'herbe tiendrait des codifications graphiques et où les pleurs dans le ciel seraient plutôt de la compétence du cinéma (aux quelques anges près qui flottent au delà des nuages dans les anciens tableaux) et de la volatilité même de ses images, à commencer par la scène emblématique du baiser, sorte de cristallisation affective qui noue ou dénoue le drame du film.    


Vincent Michéa : Anita Ekberg et Marcello Mastroianni dans La Dolce Vita de Federico Fellini, 1960

Il était donc naturel que Vincent Michéa, puisant ses histoires dans la culture populaire comme dans les modèles de la peinture narrative, s'emparât de ces grands récits modernes que sont les films, que l'on parle ici de cinéma d'auteur ou du cinéma des grands studios, les deux pouvant se confondre puisque le cinéma peut se concevoir en même temps comme art et comme industrie, comme vision du monde ou production d'images destinées à la grande consommation.
En cela, les tableaux de Vincent Michéa agissent comme des lieux de mémoire, même si, en l'occurrence, notre mémoire est oublieuse et que nous serions bien en peine de dire ce qui précédait ou ce qui suivait le baiser dans les films choisis, à l'exception notable de La Dolce Vita dont la séquence de la Fontaine de Trevi appartient désormais au corpus iconographique de l'art du vingtième siècle. Et contre l'oubli, on dirait que Vincent Michéa tend dans une salle obscure un miroir à nos souvenirs cinéphiles, une paroi de verre qui n'est plus la fenêtre de Léonard ou de Dürer, mais quelque chose approchant les plaques de verre argentiques des premières photographies qui recueillaient l'aura des êtres disparus – comme si le peintre retrouvait le geste amoureux de la fille de Boutadès le potier de Corinthe, laquelle aux dires de Pline l'Ancien inventa la peinture en délinéant sur un mur l'ombre de son amant parti pour un long voyage – de telle sorte que, plus qu'une collection de belles images nostalgiques, les tableaux de Vincent Michéa s'offrent au regard comme les reposoirs immobiles de notre imaginaire collectif.
Sans doute, devrions-nous percevoir dans ces peintures comme un écho atténué aux contractions iconographiques de Roman Cieslewicz, dont Vincent Michéa fut l'assistant pendant quelques années, et pour qui une image, à commencer par l'affiche, se devait de produire une intrigue et de donner matière à penser. Car l'enjeu n'est pas seulement ici de recueillir, il est d'abord de raconter. Or, ce faisant, le peintre comme le graphiste retrouvent la grande leçon d'Alberti dans son Traité de la Peinture, qui recommande de penser le tableau comme une historia, c'est-à-dire d'annexer la peinture au récit (l'ut pictura poesis, même si le code graphique résiste ici à la narrativité) pour raconter des histoires par les images et donner une forme visuelle aux mythes, ce qui, on le sait, est aussi une activité de prédilection du cinéma. Et même, si j'en crois Pierre Grimal qui définit le mythe comme «un récit se référant à un ordre du monde antérieur à l'ordre actuel […] et destiné à expliquer une loi organique de la nature des choses» (3), je dirais que les baisers de cinéma représentent la forme contemporaine du mythe primordial d'Éros, non seulement en tant qu'amour fusionnel et sexualisé, mais plus encore en tant que pulsion de vie (Freud) ou force cosmique qui, chez les Grecs anciens, met en mouvement tout l'Univers et, avec lui, les hommes et les femmes dans leur attraction réciproque. Dans le flux photo-érotique du projecteur, le baiser est donc bien cette image absolue et indépassable du cinéma. Une image qui semble tout comprendre et ne rien exclure malgré le cadrage serré, car le baiser contient en lui la promesse du monde dont il condense l'espace et le temps. En cela, il commence une histoire ou alors il en porte la fin, la finalité d'une rencontre par sa résolution charnelle, ou tout simplement la fin du film.
Et c'est ainsi depuis le célèbre baiser d'Anne et Joachim dans La Rencontre à la Porte d'Or, peinte à fresque par Giotto au début du quatorzième siècle dans la chapelle de l'Arena de Padoue (4). Le baiser referme l'histoire d'Anne et Joachim qui auront désormais une descendance pour laquelle il ouvre une nouvelle histoire en la personne de Marie, leur fille, et de Jésus à la génération suivante; en même temps qu'il déclenche un coup de foudre entre le berger qui accompagne Joachim et la première des suivantes d'Anne, regard désirant qui, à son tour, se résoudra en un baiser jusqu'à sa probable consommation sexuelle, comme si l'histoire s'enchâssait en une mise en abyme de la conception immaculée de Marie (le baiser d'Anne et Joachim suffit à la concevoir) dans la promesse d'une conception charnelle qui assurera la pérennité biologique de l'espèce. Ce qui, on l'admettra, fait beaucoup pour un seul baiser, mais Giotto pense en homme de théâtre en même temps qu'il invente l'art moderne, et si ce baiser est resté fameux entre tous c'est que la rencontre qu'il provoque entre les visages des deux époux, entre le profil de Joachim et le trois-quarts d'Anne, est déjà une figure cubiste par laquelle en plus des lèvres, les yeux se touchent tout comme les auréoles fusionnent, comme pour abolir les distances qui normalement séparent les êtres dans la réalité physique. Pourtant, le baiser pose une limite: le contour du visage de Joachim le sépare encore du visage d'Anne, et une distance, assombrie par la présence d'une femme en noir qui se voile la face (l'allégorie du Remords?), sépare encore le berger de la suivante dans l'espace tridimensionnel de Giotto. L'image contient ici sa propre faille.

Mais la faille qui était si ténue chez Giotto devient béante chez Vincent Michéa où elle côtoie, dans le noir des tableaux, l'insondable et le gouffre. La faute au cinéma sans doute. À la vie peut-être. À la condition moderne de l'amour; car au cinéma, le baiser ne montre pas tant la fusion des êtres que la précarité fondamentale de leur rencontre, le moment qui précède leur séparation. Et ce qui intéresse Vincent Michéa n'est pas le baiser proprement dit, c'est l'interstice qu'il réserve entre les deux amants, cette zone de tensions dynamiques traversée par des forces contradictoires d'attraction et de séparation des corps, tension si forte que le vide intermédiaire en devient parfois, comme dans le baiser entre Bardot et Trintignant, un espace quasi suprématiste entre deux masses en conflit. C'est que l'espace de Vincent Michéa n'est plus l'espace volumétrique de Giotto, c'est un espace de la faille (non sans résonance, là aussi, à l'image faillée de Roman Cieslewicz) qui porte la limitation des êtres, entendue aux sens physique et métaphorique, un espace proposé à la vulnérabilité du sentiment amoureux, ce qui fait que, par la racine latine de la vulnera - la blessure - les baisers de Vincent Michéa me paraissent être des tableaux blessés qui recueillent les fragments de notre mémoire cinéphile, et avec eux les souvenirs de nos propres blessures existentielles.
Mais plus qu'un espace, il faudrait parler ici d'une atmosphère qui ne résulte pas tant d'un sentiment de précarité que du conditionnement matériel d'une peinture qui prend forme à travers son code de transmission (le trame de ses points) qui, bien au delà d'une marque de fabrique stylistique, affecte, en réalité, toute la signification du tableau et même son inscription dans l'histoire de l'art. Car cette trame semble voiler l'image d'une poussière de particules, ou si je reviens dans le champ lexical de la peinture, d'un sfumato qui estompe les contours des figures et adoucit la transition des plans, installant un espace (va)poreux parcouru de failles qui indétermine encore plus les repères et les distances. Mais un sfumato qui n'est plus vraiment un nimbe de lumière, bien plutôt une enveloppe d'ombre où les points assombrissent les figures quand ils n'opacifient pas toute l'image, dès lors reconstituée par le phénomène de persistance rétinienne.
En d'autres termes, Vincent Michéa définit par sa trame une forme graphique du clair-obscur, une écriture contemporaine de la grande peinture baroque avec ses masses d'ombre et ses surgissements de lumière, ses obliques, ses failles, cette aura sombre et mystérieuse qui flotte autour des êtres. Et ce faisant, il retrouve ainsi cette peur du noir qui fut sans doute celle de l'homme du dix-septième siècle confronté à un élargissement de l'Univers (souvenons-nous de l'introduction au pari de Pascal), mais sans aller jusque là, cette peur du noir qui fut et qui reste la nôtre. Peur du noir dis-je, ou par ambivalence, plaisir du noir; plaisir de glisser par métonymie, ou mieux par la grâce d'un travelling latéral, de la camera obscura du tableau à la salle obscure du cinéma, dont les images ne tiennent au fond qu'à un peu de lumière vacillante qui troue le noir d'un espace incommensurable. Et réciproquement, car le tableau agit ici comme une boîte noire qui enregistre la lumière imageante échappée du projecteur, à l'instant du baiser.

En cela, le clair-obscur ne modifie pas seulement la conscience perceptive de l'espace, il affecte aussi le temps. Ce n'est pas pour rien que le dix-septième siècle – le siècle du clair-obscur par excellence – est aussi le siècle des Vanités et autres allégories du temps qui passe. Et dans ce contexte, comme depuis toujours sans doute, la peur du noir n'est pas autre chose que la peur de la mort. Or il me semble que c'est précisément cette conscience qui est à l'œuvre dans la matière sombre de ces baisers. Et si peur de la mort il y a, c'est que nous faisons l'expérience physique du temps. Ce temps qui, dans les tableaux de Vincent Michéa, subit une distorsion entre la temporalité brève du baiser au cinéma et la temporalité longue de sa reproduction en peinture, du fait même de la fixité du médium. Aussi l'inscription du baiser dans ces deux qualités du temps touche-t-elle nécessairement à l'angoisse de la mort.
Car dans le temps court du cinéma, le baiser apparaît comme la valeur refuge des amants qui vont mourir et le savent bien. Il garantit à terme la possibilité d'une descendance, un peu comme si les acteurs commettaient  une variation charnelle du baiser d'Anne et Joachim, et par là-même se donnaient la possibilité d'échapper au temps court de la vie (et comme s'ils étendaient magiquement cette possibilité au spectateur par un phénomène d'identification). Ce que je dis là peut sembler excessivement biologique, mais en réalité c'est bien un problème d'ordre cinématographique. Car les acteurs en question doivent bel et bien se dépêcher, non seulement parce que leur vie est courte, mais parce qu'il convenait avant tout, dans les grands films des années cinquante et soixante qui constituent la matière des baisers de Vincent Michéa, que la jonction des lèvres fût singulièrement brève. C'est que le temps du baiser ainsi que sa technique – la pratique contre nature des lèvres fermées – ont été, on s'en souvient, verrouillés à Hollywood par le code Hays de 1934 à 1968, même si quelques réalisateurs un peu plus audacieux que d'autres on su transgresser les conventions, comme Fred Zinnemann dans Tant qu'il y aura des hommes avec Burt Lancaster et Deborah Kerr, dont le baiser en effet très long (et on les comprend!) est représenté dans la série de Vincent Michéa, sans parler ici de toutes les astuces pour contourner la censure (ainsi celle de Billy Wilder dans Certains l'aiment chaud, dont on peut compter encore longtemps la durée in extenso du baiser entre Marilyn Monroe et Tony Curtis dans la séquence du yacht) (5). En mettant hors catégorie Et Dieu créa la femme et La Dolce Vita, en relevant par ailleurs que les baisers choisis par Vincent Michéa ne sont que partiellement concernés par le code Hays (on ne prend jamais assez de précautions), c'est quand même bien pour les prolonger au delà des trois secondes théoriquement imparties, comme un clin d'œil aux fameux baisers de trois minutes enchaînés par Warhol dans Kiss (6), que Vincent Michéa les étire dans une temporalité élastique, lui qui voudrait sans doute les éterniser grâce au pouvoir de fixation de la peinture. Autrement dit, le meilleur moyen de court-circuiter les convenances morales, c'est encore d'arrêter le temps juste au moment du baiser.
Tant pis, j'ai trahi le secret.
Mais il y a plus grave. C'est ce à quoi le temps long nous expose.
Le problème est que Vincent Michéa cultive une conscience aiguë du temps, lui qui passe des journées entières à peindre ses tableaux comme pouvaient le faire les maîtres anciens qui, exécutant une nature morte, tenaient à y inscrire le temps et la valeur de leur travail (à travers le motif d'une montre ciselée par exemple), comme le temps de l'existence toute entière hypothéquée par la présence allégorique de la mort. Et comme un écho à ces allégories du passé, c'est précisément le temps long – dont la poussière des points n'est en réalité que le marqueur, le symbole d'une mécanisation du travail pictural comme celui d'une finitude refoulée au bord des êtres – qui assombrit ici les images d'une humeur noire. La mélancolie submerge les tableaux de Vincent Michéa, dont les couleurs elles-mêmes – les jaunes, les oranges, les roses, les bleus posés en une couche uniforme – ces souvenirs des saturations chromatiques du technicolor, ces couleurs brillantes de l'érotisme ou de la nuit, fût-elle américaine ou fellinienne, se sont ternies comme si nous les percevions à travers ces lunettes anaglyphes des vieux films en relief, des lunettes un peu passées de mode dont les gélatines se seraient opacifiées comme les vernis des anciens tableaux.   
C'est que ces grands baisers de l'histoire du cinéma, eux-mêmes empruntés aux récits héroïques des temps modernes, ont une propriété remarquable qui ne saurait échapper à la sagacité des cinéphiles : tous ces baisers qui semblent tenir par nature de l'ici et du maintenant, d'une tentative du désir de s'assouvir en une seconde fulgurante, appartiennent en réalité à un passé révolu, celui de l'apogée du cinéma, et ils furent joués par des acteurs qui sont morts, ou pire peut-être, qui ont perdu leur jeunesse.
Au fait, qu'est-il advenu de B.B.?
Et on se surprend à penser, en regardant Marcello Mastroianni venir, transi, poser les lèvres sur celles d'Anita Ekberg, non plus seulement au baiser de La Dolce Vita dans la Fontaine de Trevi, mais nous qui ne sommes plus tout à fait de cette époque, à cette projection nostalgique du même baiser dans Intervista vingt-sept ans plus tard, sur un drap sorti d'un tour à la Méliès (exécuté par Mastroianni dans le rôle du magicien Mandrake), une mise en abyme au sens littéral et funeste du terme, image primordiale de l'écran de cinéma où ne flottent plus que les fantômes bleutés d'une jeunesse évanouie (7); mais aussi, si nous revenons au tableau, lui-même opacifié par une couleur bleu nuit, nous pourrions reconnaître dans ce drap l'image primordiale de la toile/miroir qui vient figer ces fantômes dans une immobilité qui pourrait apparaître chez Vincent Michéa, aussi bien comme la conjuration de leur disparition – arrêter le film pour éterniser le baiser là où Fellini escamote le drap – que comme Triomphe de la Mort qui aura toujours raison du mouvement de la vie, du mouvement de l'image et, en fin de compte, de l'image elle-même, du baiser qui n'est déjà plus ici qu'une rémanence, en mémoire de ces portraits antiques qui nous regardent dans Roma, autre film de Fellini, et qui s'effacent en quelques secondes lorsque les ouvriers du métro souterrain et les journalistes qui les accompagnent pénètrent dans un lieu étrange qui semble être une villa romaine, en pratiquant un trou dans le mur qui fait entrer l'air et le temps, la corrosion et la corruption, sans que l'on puisse remédier à l'inéluctable disparition des images, alors consommée en un terrible spectacle thanatographique, celui d'une seconde mort, d'une seconde décomposition (8).
À l'évidence, le travail de Vincent Michéa enregistre bien un processus de disparition, car les images de ces baisers mythiques commencent à s'effacer des pellicules (au moins au sens métaphorique, si on ne tient pas compte des restaurations effectuées), comme elles disparaissent progressivement de nos mémoires. Vincent Michéa peint les fantômes en sursis d'un musée imaginaire du cinéma, et comme dans le grand art baroque dont le clair-obscur hante encore les salles, ses tableaux opposent une galerie de Vanités aux séductions du grand écran, comme s'il fallait les regarder littéralement comme des natures mortes du cinéma.


Vincent Michéa, les sept baisers, vue d'ensemble de la série dans le cinéma de plein air de l'École supérieure d'arts visuels de Marrakech

Mais parlons magie si vous le voulez bien, celle du diégétique contre le profilmique, ou en peinture celle de la poiesis contre la mimesis. Car la surface imageante du drap de Mandrake produit-elle vraiment une illusion? C'est oublier un peu vite que le baiser entre Mastroianni et Anita Ekberg fut un jour bien réel quand bien même fût-il joué, et il n'est pas interdit de rêver que les acteurs aient effectivement passé la langue en douce, ou alors franchement, la pratique étant assez répandue, dans ce baiser comme dans tous ceux de la série, fort heureusement pour l'intérêt érotique de la chose. Et il ne me semble pas que Vincent Michéa, pas plus que Fellini, qui sont tout de même des gens avertis (Fellini se présentait lui-même comme un grand menteur), s'inscrivent sans faux-semblants dans la thématique classique de l'illusion et de sa condamnation philosophique. C'est tout le contraire en vérité, et si illusion il y a, elle voudrait servir ici un surcroît de réalité, c'est-à-dire acquérir une valeur anthropologique, si ce n'est une fonction apotropaïque. La magie encore, mais pour éloigner quoi? Or, ce que Mandrake produit avec ce drap qui flotte lui-même comme un fantôme, ce n'est pas une illusion, mais c'est bien une apparition, quelque chose qui relève de l'épiphanie, un moment de grâce plus que de désenchantement. Car c'est là l'art véritable du magicien: faire apparaître (il est vrai indissociable de son pendant funeste du faire disparaître), élargir les possibles de notre conscience perceptive et, en l'occurrence, remonter le temps pour éloigner de nous ses outrages, ne serait-ce que l'instant d'un tour, la parenthèse d'une mise en abyme pendant quelques secondes volées à la décrépitude d'Anita Ekberg (Mastroianni, lui, s'en tire mieux, mais le maquillage de Mandrake cache trop les rides pour être véritablement cosmétique).
On se prend alors à rêver : et si Vincent Michéa recommençait à travers sa peinture la scène finale/primordiale du baiser, pour lui aussi remonter le temps? La reprendre sans cesse pour réactiver notre mémoire endormie, pour redonner vie à ces êtres disparus, faire réapparaître les visages effacés du métro de Rome et la jeunesse des baisers éculés de nos pellicules? Mais nous savons bien que ces rémanences n'auront elle-mêmes qu'un temps, que la résurrection de la chair n'a pas vraiment cours dans le monde de la physique ou dans celui de la chimie des couleurs. La série de Vincent Michéa pour sept baisers au cinéma blesse nos souvenirs d'une empreinte élégiaque, et il est vrai que depuis les temps antiques l'amour a toujours partie liée à la mort.
Pourtant, Vincent Michéa y croit toujours, lui qui repasse l'image avec un peu de peinture pour l'empêcher de disparaître, quand bien même la conscience de la perte assombrirait ses tableaux. Ce qu'il accomplit n'est pas autre chose que le travail modeste du moine copiste, où la fatigue du geste mécanique côtoie l'expérience métaphysique de l'écriture. Mais bien plus que de copie, il faudrait parler ici de palimpseste – à cause, bien-sûr, du métalangage graphique qu'on rencontre dans ces tableaux et qui affecte notre perception du film, en modifie les cadrages ou rapproche les amants pour les nécessités de la composition – mais surtout pour l'image seconde et recouvrante de la peinture, ce qu'on pourrait appeler ici une ciné-peinture, cette sorte de méta-texte codé en signes iconiques qui, privé de mouvement et de son, réécrit dans le silence irréductible le récit du cinéma, comme pour l'amener, par une suite de petits décalages successifs, vers des régions plus enfouies de notre conscience.  

C'est si peu de choses et pourtant beaucoup à la fois car ces petites actions du peintre engagent ici la survie de notre image et, avec elle, une part insoupçonnée de la continuité même du miracle de notre présence.
Et ce que Vincent Michéa entreprend, en même temps qu'il pose cette fine pellicule de peinture sur le grain recodifié du film, c'est cette tentative de retenir le cours du temps, de le ralentir au voisinage de la matière amoureuse, de ce trou noir du récit qu'est le baiser dans toutes ses condensations, comme pour prolonger les beautés immobiles de l'histoire de l'art et les émotions fugaces du cinéma, dans toute la masse de leur gravité et dans toute la grâce de leur vibration. Retenir en nous, encore un peu, ces images que nous avons tant aimées, dans leur résonance et dans leur pouvoir d'ébranlement.
Une dernière fois, avant la fin du film.

François.Legendre, janvier 2012.


(1). Jean-François Lyotard Esquisse d'une économie de l'hyperréalisme in revue de l'Art vivant n°36, 1973.
(2). David Hockney Savoirs secrets : les techniques perdues des maîtres anciens, Seuil, Paris, 2001.
(3). Pierre Grimal Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine, P.U.F, Paris, 1982.
(4). Giotto La Rencontre d'Anne et Joachim à la Porte d'Or, fresque de la chapelle de l'Arena de Padoue (ou chapelle Scrovegni), peinte vers 1304-1306.
(5). Certains l'aiment chaud (Some Like il Hot), film de Billy Wilder, 1959.
(6). Kiss, film d'Andy Warhol, 1964, 50 mn.
(7). Intervista, film de Federico Fellini, 1987.
(8). Roma, film de Federico Fellini, 1972.

 

The writting of history of contemporary art

International symposium at Tianjin Academy of Fine Arts, China, november 2011.
Du récit politique au récit anthropologique, un changement de paradigme
contribution de François Legendre, enseignant d'histoire de l'art et de sémiologie à l'École d'art d'Arras (France).


Écrire sur l'art contemporain relève d'un double défi pour l'historien de l'art : d'abord parce qu'il n'est pas sûr que l'art contemporain se laisse raconter comme un objet historique bien délimité; ensuite parce qu'écrire sur l'art contemporain présente une difficulté inédite, en ce que depuis trois décennies le récit qu'il tient sur le monde n'a pas seulement évolué, il a changé de nature.

Jusque la fin des années 1970, l'histoire de l'art moderne – et dans l'art moderne je comprends ici les pratiques des années 1960 et 1970, ordinairement rattachées à l'art contemporain mais dont les problématiques représentent l'aboutissement du projet moderniste – a pu être racontée de façon relativement linéaire, car l'art moderne se réalisait lui-même en tant que récit dont la visée émancipatrice recouvrait tout le champ de l'expérience créatrice comme de la vie sociale, l'artiste moderne ambitionnant, depuis le début du vingtième siècle, à changer l'Histoire à travers la révolution des formes pour lui assigner une finalité progressiste. Une histoire en ceci différente de l'historia défendue par Alberti dans son Traité de la Peinture, que l'art moderne, on le sait, n'est plus une forme iconique du récit littéraire, n'ayant eu de cesse que de s'affranchir de l'ut pictura poesis, mais qu'il invente plutôt son propre récit – il fait récit dans l'épaisseur des choses – le récit de sa capacité non plus de représenter le monde, mais bien de le transformer.
En cela l'art moderne se raconte comme un récit héroïque qui vise à une libération de ce qui le définit et de ce qui l'excède. Ce qui explique, comme l'a exposé le Professeur James Meyer dans sa communication, que deux conceptions distinctes de la modernité se soient partagées le champ de la critique: une modernité de rupture avec le passé (le Malevitch radical du Carré noir sur fond blanc et du Manifeste suprématiste par exemple) ou une modernité de continuité avec le passé, de plus en plus consciente de la spécificité de son propre langage, comme a pu la populariser Clement Greenberg.  
Au fond, l'art moderne peut être décrit comme une extension permanente vers sa propre réalisation utopique, tour à tour éviction du sujet figuré dans l'art abstrait, puis du récit extérieur à la seule présence phénoménale de l'objet dans l'art minimal, jusqu'à l'exclusion de l'objet lui-même au profit de l'énoncé, du statement, du process comme autant d'expressions conceptuelles de la spécificité ultime de l'art, in fine libéré de la matière et de son commerce; mieux, l'utopie de l'art moderne ne sépare pas la finalité esthétique de la finalité politique de son récit, de «transformer le monde» de Marx et Trotski à «changer la vie» de Rimbaud puis de Breton, du «c'est notre désir qui fait la révolution» de Constant Nieuwenhuys à «soyons réalistes, demandons l'impossible» de Che Guevara repris par les étudiants de Mai1968.
De sorte que l'art moderne contient le récit du monde entier dans la production de son propre récit, puisqu'il se conçoit avant tout comme un acte politique, le prolongement de la critique de l'ordre social par une critique de l'ordre esthétique et idéologique qu'il sous-tend. Les champs de la révolution esthétique et politique se retrouvent ainsi superposés : agir dans l'un équivaut à agir dans l'autre. Ce qui fait que le récit moderniste présente deux caractéristiques remarquables : il est unifié et performatif, il accomplit l'action qu'il décrit.

En revanche, l'art postmoderne, depuis le début des années 1980, ne s'inscrit plus dans ce récit et encore moins dans le même rapport à l'Histoire, dans la même nécessité progressiste de dépassement. Non que le récit se soit arrêté et que cette fin accréditerait par là-même cette autre «fin de l'Histoire» énoncée par Francis Fukuyama, mais le récit de l'art postmoderne s'est déplacé vers une stratégie du récit plutôt qu'une parole performative, vers le métalangage d'une poétique seconde de la feinte, de l'esquive et du refuge.
Les historiens d'art se confrontent alors à la difficulté d'exercer leur métier, puisque d'unificateur le récit est devenu compartimenté, atomisé, diffus. L'artiste ne se contente plus de voyager à l'insu de l'historien comme le disait naguère Kenneth Clark, il embraye désormais le récit des errances additionnées d'une humanité désorientée, un peu comme les anges de Wenders dans les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin) saisissent hors contexte les bribes du monologue intérieur des hommes qui ne font que passer. Le récit de l'art est devenu le récit particulier de chaque existence, elle-même fragmentée en de multiples segments.
En cela, l'art d'aujourd'hui, comme le souligne le Professeur Gao Minglu, ne saurait être perçu comme un objet statique, ni même fait d'objets statiques. L'historien d'art doit plutôt l'appréhender comme un objet social, donc dynamique, mouvant, en expansion; son rôle consistant alors à connecter le récit polysémique de l'art contemporain au récit de la société qui le produit.   
Mais comment faire lorsque les représentations de cette société sont devenues à ce point volatiles? Comment faire quand le récit de la société postmoderne s'est dépolitisé, lorsqu'il ne s'est pas tout simplement dé-socialisé? Quand ce récit consacre, comme l'écrit Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne, la faillite même des grands récits émancipateurs du modernisme, et plus encore la faillite même de l'idée qu'on peut transformer le monde? Une faillite qui, on le voit, traverse aussi bien les champs de la politique que de l'art, au  point que l'idée même de modernité a subi un travestissement sémantique, elle qui exprimait un projet politique de progrès matériel et social, alors que son paradigme néo-libéral, la modernisation, induit l'adaptation forcée de l'individu à la déconstruction de tous les systèmes de solidarité collective.
Une autre difficulté survient pour les historiens d'art lorsque, confrontés à cette flexibilité des individus et au défilement du temps médiatique, les artistes contemporains agissent dans l'urgence et non plus dans la temporalité progressive d'une démarche artistique, c'est-à-dire dans une continuité historique repérable. En cela, l'art postmoderne est un art du présent, ce qui ne veut pas nécessairement dire un art d'avant-garde au sens où l'entendaient les modernes, mais plutôt, comme le souligne le Professeur Pamela Lee, un art de l'hic et nunc, de l'ici et du maintenant, un art du présent offert en consommation immédiate, transparent au monde et à l'instant.
Ce qui ne l'empêche certes pas de développer une critique souvent incisive et pertinente de la société, mais une critique de la protestation plutôt que de la transformation. L'art postmoderne est un art révolté, un pathos individuel transparent à la souffrance du monde, plutôt qu'un art révolutionnaire de libération, celui d'un Beuys par exemple qui visait, à travers sa «plastique sociale», au dépassement et à la rédemption symbolisée de cette souffrance. La relation au monde n'est dès lors plus performative, elle ne vise plus à sa transformation radicale, elle est devenue descriptive, et l'art postmoderne n'agit plus sur les choses, il les commente.
De sorte que faire de l'art aujourd'hui ce n'est plus le pousser dans les derniers retranchements de sa spécificité ou de sa contiguïté avec les champs de la philosophie ou de la politique, ce n'est plus chercher à dépasser une limite. C'est bien plus, comme l'écrit Paul Ardenne, «faire un geste pour s'enfoncer dans la forêt des signes, encore» (1), se perdre dans la globalisation d'un monde en réseaux, se laisser traverser par le flux de la babélisation et de l'incompréhension extensibles jusqu'à la dépossession de son propre langage et la discontinuité de son propre récit. L'artiste raconte désormais le monde par procuration, il a renoncé à inventer son art.
Ainsi, le postmodernisme se définit comme une esthétique de la répétition comme le soutient James Meyer, qui fait que, en dépit de la force ou de l'impact de son propos, l'art postmoderne vise au fond à se réaliser comme un art sans qualité. Là où l'artiste moderne recherchait l'originalité, la singularité d'une démarche qui visait à produire de la nouveauté, l'artiste postmoderne perçoit l'originalité comme une valeur déclinante, sinon encombrante, et lui préfère une pratique de l'emprunt dont les référents puisent indifféremment aux productions du passé ou à celles du présent. En cela, comme le souligne James Meyer, le postmodernisme est une théorie du temps qui induit une pratique appropriationniste et non hiérarchisée. Toute histoire devient alors une histoire contemporaine, non pas par sédimentation mais plutôt par assimilation, comme si elle subissait une déperdition de la spécificité de ses moments successifs.
Aussi, ne va-t-il pas de soi d'écrire le récit de l'art contemporain, ce d'autant que, comme le relèvent Pamela Lee et James Meyer, cet art évolue dans une culture de la dépréciation du texte (et de la consommation des images), en même temps qu'une culture de défiance vis-à-vis de l'histoire. Comment même penser écrire l'histoire de l'art des décennies postmodernes – alors que l'histoire de l'art procède par définition de l'histoire en tant que science humaine et production collective, aussi bien que du récit en tant que reconstruction unitaire – à  notre époque où ne règnent que le discontinu dans le champ social et la privatisation du récit à l'échelle individuelle?
Plus grave peut-être, comme l'explique Philippe Dagen (2), la mémoire historique qui reliait naguère les grands artistes modernes aux œuvres du passé a laissé place à une mémoire mécanique – celle de la photographie ou de la vidéo et plus encore, me semble-t-il, celle du montage a-chronologique de la télévision et des médias en général – qui superpose et redécoupe les référents culturels dans un excès de séduction formelle combiné à un déficit de production de sens.

Cette crise des systèmes de représentation et d'action sur le monde rend la tâche des historiens d'art plus compliquée, car l'iconologie qui constitue depuis Aby Warburg et Erwin Panofsy le modèle épistémologique dominant de l'histoire de l'art – en analysant l'œuvre d'art comme la réalisation matérielle d'une vision du monde spécifique à une société, là où la pensée postmoderne ne construit pas véritablement de représentation spécifique, mais agit plutôt par appropriation des modèles antérieurs – n'est plus que partiellement opérante (ce qui, nous le verrons, ne l'invalide pas pour autant). En conséquence de quoi, les historiens d'art doivent changer de paradigme et réexaminer les conditions de la production artistique: passer des référents culturels de la société à son référent économique – l'économie étant le moteur, mieux, le critère de nos sociétés contemporaines – sous peine de ne pas comprendre ce qui produit l'art de notre temps ou du moins ce qui l'affecte.
Puisque l'art contemporain, comme le souligne Pamela Lee, est avant tout quelque chose de visible économiquement, cela signifie littéralement qu'il est investi d'une valeur marchande prééminente à toute autre valeur esthétique, sociale ou philosophique (quand il n'est pas tout simplement le support d'une opération de spéculation financière). L'art n'est plus autonome par rapport au marché de l'art, en ce sens que le marché en affecte non seulement la circulation, mais aussi les conditions et de sa perception et et sa production, jusqu'à la qualification même de ses contenus. Toute critique de l'art contemporain devrait produire au préalable une critique des mécanismes du marché de l'art, dont l'impact sur la production artistique de notre temps est, à bien des égards, comparable à celui qu'exercent les médias sur la perception que nous avons du monde; le marché de l'art participant lui-même de ce pouvoir médiatique, de cette capacité à produire de l'illusion, c'est-à-dire à produire des images dans lesquelles une société se reconnaît et délimite son propre système de représentation.
Est-ce à dire, pour reprendre la dichotomie de Theodor Adorno, que l'art postmoderne se situerait du côté de l'art conciliant, intégré et diffusé dans l'idéologie dominante du capitalisme mondialisé, et que l'art moderne se situerait sur le versant opposé de l'art inexorable, en rupture avec l'idéologie de la société de consommation de son époque, au point de vouloir sortir toujours plus du champ admis de l'art, à travers les production de l'art minimal et de l'art conceptuel, du Land art, du Body art ou de l'Arte povera par exemple? Non, bien sûr. Car la geste héroïque de l'art moderne, ambitionnant de sortir du marché de l'art est, on le sait, bien plus ambiguë que ne le laissent supposer les déclarations et les actions radicales de l'époque. Les artistes se sont bien financés auprès des mécènes et des institutions, ils ne sont pas sortis d'une économie capitaliste de l'art et ils en avaient pleinement conscience; c'était de toute façon inévitable et ce fait n'invalide évidemment pas la force et la pertinence de leurs propositions.
D'une certaine manière, les choses sont aujourd'hui plus claires, car faire de l'art c'est entrer de plain-pied dans la globalisation et par là-même dans la dimension capitalistique de son économie. On ne sort désormais que plus difficilement du marché de l'art, car ce marché a maintenant la capacité d'intégrer et de digérer tout ce qui l'excède. Il agit comme un trou noir qui aspire toute la matière à lui, et il se confond plus que jamais avec le paysage artistique qu'il a contribué à installer. Et c'est là, paradoxalement, que la situation redevient intéressante, car les artistes ont appris à composer avec le marché de l'art à travers des attitudes si diversifiées que le paysage de l'art postmoderne est tout, sauf unidimensionnel.
Les uns développent en effet des stratégies d'intégration au marché, ils revendiquent l'assimilation de leur art au flux médiatique et au spectacle (parfois sexualisé) de la production capitaliste. Jeff Koons est, de ce point de vue, un artiste emblématique, même s'il convient de relever que sa posture est plus ambivalente qu'il n'y paraît à première vue, car sa production adhérente aux critères du marché de l'art n'est pas séparable d'une parodie de ses mécanismes d'esthétisation et d'exhibition.
Les autre imaginent des stratégies de subversion du marché (dans le sens élargi de sa définition économique  dont le marché de l'art n'est qu'un segment), plus difficilement repérables, en détournant ses mécanismes de diffusion et les formes commerciales de son langage afin d'invalider les représentations fallacieuses qu'il fournit à la société. Beaucoup de ces artistes se situent dans la mouvance néo-conceptuelle comme Jenny Holzer par exemple, ou simulationniste comme Cindy Sherman et, d'une autre manière plus radicale encore, Orlan. Beaucoup aussi perturbent ce système de représentation par des affects désagréables (Damien Hirst, Jana Sterbak, les artistes trash ou ceux de la Bad painting), par un questionnement social (Jeff Wall, JR) politique (Anselm Kiefer, Peter Halley) ou plus largement culturel (Wang Qingsong); les formes de cette subversion sont en réalité multiples et très fluides.
On ne sort donc pas du marché de l'art, on s'en accommode ou on le parodie. Ce qui ajoute sans doute à la confusion ambiante, d'autant qu'en matière d'art le double jeu est toujours possible, même s'il n'en demeure pas moins que le jeu auquel se livrent les artistes contemporains vise surtout, on le voit, à imaginer toutes sortes de stratégies d'évitement. En effet, l'art postmoderne, à travers sa relecture lucide de l'histoire de l'art, son antiformalisme et sa critique de la représentation, incline volontiers vers la figure, le symbole, la narration, la dérive; en un mot vers le récit, fût-il multiple, tortueux, secret. Un récit dans lequel le métalangage sert de valeur refuge et où les artistes cherchent une alternative à l'emprise de l'économie sur nos existences, comme si l'enjeu était de préserver, dans une ultime tentative dès lors emprunte de mélancolie, cette part résiduelle de notre imaginaire non encore façonnée par les médias ou les produits de l'industrie culturelle.

Il convient donc, pour écrire l'histoire de l'art contemporain, d'intégrer le champ de l'économie mais aussi de prendre en compte ce qui lui résiste, à commencer par cette fonction de réinvention permanente du récit à travers laquelle l'art postmoderne fait discours sur le monde plutôt qu'il ne fait retour sur lui-même. Un discours discontinu assurément, car il prend en considération un monde élargi bien au delà du champ politique (qui, il est vrai, n'est plus désormais prégnant) pour s'emparer du fait social, questionner la figure humaine ou coproduire avec la nature, avec sans doute ici une prédilection toute kantienne dans un contexte de désenchantement écologique, puisque beaucoup d'artistes, parmi lesquels nous pourrions reconnaître Nils-Udo, Wolfgang Laib, Andy Goldsworthy ou Richard Long, reconsidèrent le beau naturel en tant que matrice du beau artistique.
Et c'est dans cet élargissement du champ d'investigation de l'art contemporain que l'iconologie retrouve toute sa pertinence, puisque l'enjeu est ici d'appréhender l'œuvre d'art comme un phénomène intelligible inscrit dans une réalité sociale, un fait de civilisation caractéristique d'un moment dynamique de l'histoire des idées et d'une transformation des mentalités. Mais au delà de la nécessité de restituer l'art contemporain dans son histoire culturelle comme dans les conditions économiques et sociales de sa production (ce qui suppose d'articuler l'iconologie avec une sociologie de l'art), ce qui fait la spécificité de l'investigation iconologique c'est bien la prise en compte des interactions entre les champs de la production culturelle, particulièrement entre l'art et la pensée, l'art et la littérature et l'art et les sciences. Or, c'est cette dernière interaction qui est quelque peu négligée par les historiens de l'art (peut-être par manque de culture scientifique), alors qu'elle était pour Panofsky, qui a aussi écrit sur l'histoire des sciences, toute aussi déterminante que les deux premières. Il suffit de se souvenir de son interprétation esthétique des réticences de Galilée, tenant de la circularité classique, à admettre les révolutions elliptiques des planètes que décrit Kepler dans son Astronomia Nova, ellipse que Panofsky associe à un signe maniériste (nous pourrions ajouter baroque), probablement perçu chez Kepler comme le résultat de l'entrée du cercle dans l'imperfection de la nature (ce qui aboutit à cette excentricité d'un «cercle à deux foyers»), laquelle imperfection du cercle dérangeait précisément Galilée à cause de l'atteinte qu'elle supposait à la beauté et à la pureté des modèles mathématiques (3).  
Ce que je veux dire, c'est que là aussi, les historiens d'art doivent changer de paradigme pour comprendre véritablement ce qui se passe dans les profondeurs intimes de la pensée artistique de notre époque. Car les développements contemporains de la physique et de l'astrophysique, de la cosmologie et des mathématiques, de la biologie ou encore de la biochimie et de la génétique, bouleversent notre perception de l'Univers et du vivant, en même temps qu'ils affectent la structure même des œuvres d'art de notre temps : univers en expansion, univers holographique, univers membrane, univers multiples; de l'espace (les dimensions enroulées et les espaces complexes de la Théorie des cordes qu'on peut pressentir dans les formes auriculaires ou buccales des sculptures de Richard Deacon); du temps (le temps étiré et réversible de Bill Viola, le temps biologique et allégorique de Gilbert Garcin, et beaucoup d'autres productions tant les artistes contemporains sont fascinés par les possibilités d'agir sur le temps); et aussi la matière, l'immatériel, la lumière, l'énergie, l'entropie, la croissance, la respiration... Il serait trop long de dresser ici la liste de tous les points de rencontre avec les objets investis par la science et de citer les artistes concernés (et encore nous ne parlons que d'arts plastiques, le champ devient immense si nous incluons la musique, la poésie, la littérature, le théâtre et la danse, ou encore le cinéma). L'essentiel est de comprendre que toutes ces dimensions supplémentaires de notre culture donnent aux artistes la possibilité de réinventer un récit empirique sur ce qui nous définit et nous relie au monde. Et c'est parce que ces interactions sont nombreuses et complexes que le discours de l'art postmoderne, comme de la physique contemporaine d'ailleurs, n'est pas encore unifié.      

Surtout, la particularité de ce récit n'est plus qu'il nous invite à refaire le monde, mais qu'il nous engage dans notre présence à lui, dans notre existence même. Nous sommes passés du récit moderne de la fin de l'art au récit postmoderne de la fin de l'humanité, sans bien comprendre toutefois de quelle fin il s'agit : de ce qui nous constitue en tant qu'êtres humains ou de ce qui nous menace.
De notre finalité ou de notre disparition.
Et ça aussi, l'histoire de l'art doit savoir le raconter.

François Legendre, novembre 2011

(1). Paul Ardenne Art, l'âge contemporain. Une histoire des arts plastiques à la fin du XXe siècle. Éditions du regard, Paris, 1997.
(2). Philippe Dagen et Nadeije Laneyrie-Dagen Lire la peinture. Dans le secret des ateliers. Larousse, Paris, 2007.
(3). Erwin Panofsky Galileo as a Critic of  the Arts, Martinus Nijhoff éditeur, La Haye, 1954. Cité par Alexandre Koyré in Études d'histoire de la pensée scientifique, Presses Universitaires de France, Paris, 1966.

 

Arnaud Sergent est graphiste plasticien, web designer et spécialiste de l'image numérique.
Né en 1979, il a obtenu un DNSEP à l'École Supérieure d'Art et de Design d'Amiens en design graphique, spécialité qu'il enseigne actuellement avec l'image numérique et la vidéo.
Arnaud Sergent développe de plus en plus ces dernières années une activité de photographe plasticien.

Structures de l'absence.
La photographie objective d'Arnaud Sergent



bnb_10e_02 (bâtiment noir et blanc, 10 étages, n° 02)

Le travail photographique d'Arnaud Sergent interroge le paysage de nos villes à travers les déclinaisons d'un lieu commun de l'architecture moderne: la façade de HLM, le logement social débité en tranches de barres et de tours, des empilements d'étages et de fenêtres qui bouchent la vue, quelques bureaux parfois, mais toujours des séquences rigoureusement cadrées d'architectures collectives, recensées comme autant d'objets emblématiques de l'urbanisme concentrationnaire, qui poussent dans les périphéries de Berlin, d'Anvers et de Bruxelles, ou encore dans les banlieues des villes françaises. Peu importe le lieu d'ailleurs, puisque seul l'objet, numéroté dans une série, compte: bnb_1e_01 pour bâtiment noir et blanc - 1 étage - n°1 /  bnb_8e_05 pour bâtiment noir et blanc - 8 étages - n° 5, etc... Dès lors, le seul critère pertinent de la suite est numérique. Son contenu visuel est purement quantitatif, sans style, débarrassé de toute contingence géographique, puisque la série elle-même tient lieu à la fois de contexte et de récit; le récit d'un objet multiple, industriel, standardisé, décrit sans affect par un œil clinique dans l'hygiène d'une mise en boîte bien calibrée.

bnb_10e_01 (bâtiment noir et blanc, 10 étages, n° 01)

Il résonne dans ce recensement non hiérarchisé de structures reproductibles, quelque chose comme «la collection de faits neutres et objectifs» qu'inaugure Ed Ruscha en 1963 avec ses Twentysix Gasoline Stations. Ça sent le mélange entre un objectivisme minimaliste et le décor éclectique des sorties de ville, qui n'en compense pas néanmoins la monotonie étendue. Le sujet est ici prosaïque, le fait est objectal, l'objet est sériel et la série est monotone, à l'image de cet urbanisme déqualifié de la sortie de ville dont elle parodie le langage formel et les mécanismes de production: uniformité, préfabrication, modularité, reproductibilité, prolifération.

bnb_15e_01 (bâtiment noir et blanc, 15 étages, n° 01)

Au point qu'Arnaud Sergent fait de la photographie un art auxiliaire de la décalcomanie, le process automatique d'un système clôturé sur sa propre déconstruction, tant cette architecture péri-urbaine n'est pas seulement une somme de destructions du paysage qui la précédait, mais bien un objet entropique à l'image de la société qui l'a produit, programmé pour une durée de vie limitée comme n'importe quel bien de consommation, un objet qui donne encore l'illusion d'être neuf et dont Arnaud Sergent enregistre pourtant la dégradation continue à longueur de clichés, avec la précision d'un médecin légiste qui établirait un rapport d'autopsie dans lequel toutes les contusions seraient dûment répertoriées.



bnb_6e_07 (bâtiment noir et blanc, 6 étages, n° 07)

Cependant, la série artistique contemporaine – fût-elle produite par des moyens mécaniques – est rarement aussi linéaire que la série industrielle qui lui tient lieu de paradigme. C'est ainsi qu'Arnaud Sergent, en recensant les variations modulaires d'un objet fabriqué en série – le HLM dont les kilomètres de barres étaient érigés à la chaîne selon le procédé du chemin de grue qui consistait à monter les modules préfabriqués à partir d'une grue déplacée sur rails – installe une typologie assez proche du principe des stations service de Ruscha, d'infimes variations dans le continuum architectural, exposées ici comme un système d'oppositions formelles: façades alvéolaires ouvertes de fenêtres horizontales / murs percés d'étroites ouvertures; cloisons de béton appareils maçonnés en briques; modules linéaires / variations rythmiques; structures horizontales / structures verticales; trumeaux / piliers; boîtes fermées / cages ajourées; appartements / cages d'escaliers; fenêtres / dispositifs d'occultation : stores, rideaux, verres dépolis, grilles et plaques de fortune; vitres / vitres cassées, trous, béances; plein / vide.

bnb_4e_05 (bâtiment noir et blanc, 4 étages, n° 05)

Autant d'objets architecturaux traités comme un répertoire de signes élémentaires, de morphèmes combinatoires par lesquels le bâtiment est traduit en une surface graphique quasi abstraite qui en souligne l'altérité radicale au tissu vivant de la ville, un bâtiment-signe réduit aux deux dimensions d'un écran objectal posé là comme un obstacle au regard, qu'une lumière neutralisée aplatit, car Arnaud Sergent réalise ses prises de vues de préférence sous la luminosité froide des dépressions d'hiver, surtout lorsque le ciel vire au blanc, sous une couche uniforme de stratus et de nimbo-stratus qui plombe le paysage d'une nébulosité occluse.
La gamme de gris ainsi obtenue garantit l'uniformité du paysage objectal, qu'imprègnent de bout à bout les teintes d'aluminium et de ciment d'une poussière impalpable qui tend à se confondre avec le grain de la photographie, un grain si neutralisé dans ces tirages sur papier brillant qu'il se refuse dans sa glaciation phénoménale à porter la matérialité des choses. L'oxymore objet sale / image clinique se résout dès lors à la surface impersonnelle de la série numérique. Car la technologie induit une distance avec le réel. Elle modifie notre conscience du monde. Elle n'affecte pas seulement l'œuvre; elle devient source de style; elle fait œuvre.

bnb_5e_01 (bâtiment noir et blanc, 5 étages, n° 01)

Dans son pouvoir de description inexpressive, dans sa fonction indicielle d'empreinte photo-sensible de l'objet, la photographie d'Arnaud Sergent apparaît comme une suite de renoncements dont les séries typologiques de Bernd et Hilla Becher semblent délimiter le protocole: renoncement au choix du lieu, renoncement au point de vue par la correction des parallaxes, prédilection pour la frontalité, la fixité des motifs, renoncement à la composition, à la couleur, au grand format, pour dresser un inventaire neutre et objectif, un constat lucide, dont le contenu assujetti aux propriétés du médium est décrit par le seul recours à la dénotation, jusqu'à atteindre le retrait minimaliste le plus pur dans un dispositif qui pose sa relation à l'objet comme une tautologie irréductible.

bnb_12e_01 (bâtiment noir et blanc, 12 étages, n° 01)

Mais on aurait tort de croire que cette adéquation de l'objet au protocole de perception constitue l'horizon indépassable de la série minimaliste. Car chez les Becher la mélancolie se fait jour dans le flux monochrome des inventaires photographiques, une mélancolie subreptice qui parcourt le lent déclin de l'industrie lourde dont Arnaud Sergent prolonge la dégradation physique au béton des grands ensembles, à cette architecture lourde qui abrite les dortoirs de l'industrie lourde (la première ayant survécu à la seconde) dans cette proximité métonymique qui sonne comme un hommage complice aux monuments obsolètes des Becher, un tombeau devrais-je dire, une dette, presque une filiation.

bnb_1e_02 (bâtiment noir et blanc, 1 étage, n°02)

Mais là où les Becher pratiquent la mise à distance, Arnaud Sergent l'abolit par une double opération de rapprochement de l'objet et de compression de l'espace, comme s'il relevait le sol contre le plan vertical de l'image, emprisonnant ainsi ses HLM dans un format carré qui évacue le paysage et nous oppose l'horizon bouché d'un mur.
Curieux retour de la planéité, notons-le, et avec elle des souvenirs de la grande peinture américaine; du all over par exemple, puisque l'image est ici recouverte de signes de bord à bord, d'une grille continue de cloisons et de fenêtres aveugles, même si son format est volontairement limité à une taille moyenne pour accentuer le retrait expressif de la prise de vue; du blow up ensuite, cette pratique de l'agrandissement, du gonflement de l'objet, qui fait que la partie est ici prise pour le tout, la façade pour le HLM, la section de façade pour la façade entière, de telle sorte qu'Arnaud Sergent conçoit le cadrage comme une opération de synecdoque, une découpe dans le continuum de l'architecture qui la prive d'échelle et en suggère l'infinitude, l'extension physique au-delà de notre champ de vision, comme une métaphore étendue de ce hors-champ élastique de la ville, de cette banlieue qui n'en finit plus de s'étirer hors des limites du regard.
Si ce n'est ici que le cadrage fermé – dont l'ajustement coïncide si opportunément avec les structures de l'édifice qu'il évite en règle générale de couper les fenêtres latérales – clôture davantage l'objet sur une de ses parties par l'exclusion de ce qui l'actualise, ce qui revient à le priver de contexte et de fonction, à le présenter littéralement hors sol.

bnb_6e_06 (bâtiment noir et blanc, 6 étages, n° 06)

Cette compression de la distance fait qu'il se produit avec Arnaud Sergent ce qui s'était déjà produit dans les années 1980 avec l'École de Düsseldorf par rapport à la photographie objective des Becher – dont l'un des élèves, Thomas Ruff, a lui aussi travaillé sur les HLM – à savoir un rapprochement avec l'objet de la photographie, l'objet physique de la photographie bien sûr, mais surtout l'objet social de la photographie; non plus l'objet distancié du minimalisme ou l'objet de la photographie conceptuelle réévalué par une pratique critique du médium – puisque les Becher ont recoupé ces deux champs de production – mais bien l'objet-signe de la photographie plasticienne, l'expression objectivée d'une économie capitaliste de l'objet, c'est-à-dire la description plastique d'une organisation de la société contemporaine et de ses représentations idéologiques à travers le système des objets qu'elle produit.

bnb_6e_03 (bâtiment noir et blanc, 6 étages, n°03)

En cela, les HLM d'Arnaud Sergent sont bien les objets-signes d'une crise du fait politique, la forme matérielle d'une maladie de la société, par laquelle la géométrie fonctionnaliste de l'architecture moderne – expression rationnelle de la cité idéale et objectivation d'un progressisme hygiéniste – s'est glacifiée en un paysage de la géométrie dure, expression déqualifiée d'un urbanisme de la violence sociale, dont la captation chez Arnaud Sergent, par une maîtrise froide des codes de la photographie plasticienne, décrit davantage l'univers carcéral des grilles néo-géométriques d'un Peter Halley que la beauté néo-platonicienne de l'abstraction géométrique ou la littéralité de la géométrie minimaliste.

bnb_5e_08 (bâtiment noir et blanc, 5 étages, n°08)

La géométrie d'Arnaud Sergent est une géométrie critique qui déconstruit son objet avec méthode, en poussant le langage totalitaire de son système formel au terme de sa brutalité. Elle porte une force de dénonciation, une radicalité plastique. La séduction du tirage n'est ici qu'un artifice utilisé à des fins de distanciation ironique (plutôt qu'à des fins de mise à distance physique), tant l'objet graphique du cliché, figé dans sa beauté ambiguë, se dérobe en réalité derrière l'âpreté structurante de son objet social.

bnb_16e_01 (bâtiment noir et blanc, 16 étages, n° 01)

Seulement voilà; l'objet social ne peut ici se concevoir que par défaut dans un dispositif aporétique qui le prive de son support charnel, du fait de la disparition complète du paysage humain. C'est bien le constat le plus remarquable qu'on puisse faire dans la production d'Arnaud Sergent et le plus paradoxal même en termes statistiques: on a beau chercher, personne ne paraît derrière les fenêtres alors qu'elles se comptent par centaines. Personne, sauf un habitant ou deux – je ne vous dirai pas où – mais le fait reste quand même négligeable. On peut penser qu'Arnaud Sergent le fait exprès, qu'il attend le moment propice de l'absence pendant plusieurs minutes. Mais non. Il ne reste pas trente secondes. De toute façon, la photographie objective ne souffre pas l'instant, qu'il soit décisif, propice ou ordinaire. C'est une photographie où il ne se passe rien. Les habitants ne sont pas là, c'est tout. Ou alors ils se cachent. Ou alors ils sont partis. Un peu comme s'ils avaient déserté le champ de l'image en même temps que le champ de l'art ou de la politique; encore qu'il faille nous méfier des postulats de la sociologie sur la supposée disparition de la classe ouvrière. En tout cas, l'humanité s'est retirée des grands ensembles. Le constat ne date pas d'aujourd'hui; c'est même un lieu commun. Mais il dérange encore en raison de la perte qu'il suppose, de cette déshumanisation de la metropolis qui cristallise l'angoisse sociale des temps modernes.

bnb_6e_01 (bâtiment noir et blanc, 6 étages, n° 01)

Quoiqu'en l'occurrence il dérange aussi pour des raisons beaucoup moins avouables: les photographies d'Arnaud Sergent agacent parce qu'elles nous frustrent du désir de voir ce qui se passe à l'intérieur des petites boîtes où vivent les gens. Il n'y a plus de place pour le théâtre social de la peinture illusionniste non plus que pour le spectacle intégré de la société capitaliste libérale. L'orgie scopique de l'urbanité contemporaine du May day V et autres lieux emblématiques d'un Andreas Gursky par exemple, n'est pas le sujet des ready mades sans qualité d'Arnaud Sergent, qui n'arpente d'ailleurs que les lieux gris d'où toute illusion s'est retirée, les non lieux de la déréliction en marge de la société du spectacle. La maison de poupée hollandaise s'est vidée de ses figures pour ne plus être qu'une structure de l'absence, comme si une catastrophe était passée par là, tout près de chez nous plutôt que dans les immeubles vides de Tchernobyl.
Malgré tout, le fait anthropique résiste encore par les traces, les objets indiciels que les habitants laissent dépasser comme autant de preuves de vie, fussent-elles précaires – les rideaux, les plantes, les fenêtres ouvertes – tous ces petits accidents de surface à partir desquels Arnaud Sergent se risque à une anthropologie limite de la disparition du sujet.

bnb_9e_01 (bâtiment noir et blanc, 9 étages, n° 01, 1 habitant)

Bien plus: il ne vous aura pas échappé que cette disparition est elle-même contiguë à la résonance mortuaire de ces architectures autistes avec laquelle elle installe une troublante métonymie. Inévitablement, l'analogie se fait jour entre ces façades trouées de fenêtres aveugles et les alvéoles vides des antiques catacombes qui dorment dans notre mémoire à la sortie des villes disparues. Curieuse analogie à vrai dire: la géométrie d'Arnaud Sergent est thanatographique; sa géographie est funeste.
Le grand ensemble peut bien être photographié comme un tombeau aux Becher, il reste avant tout un tombeau où on entasse les vivants. D'autant que ses dimensions surhumaines, comme échappées des utopies architecturales d'un Boullée ou d'un Piranese, induisent une analogie seconde avec les nécropoles de l'ancienne Égypte et avec la nuit qui y règne: toutes ces hautes façades se dressent comme des falaises de béton qui seraient creusées d'hypogées à l'air libre, empilés les uns sur les autres – une sorte d'Île des Morts de Böcklin mais privée d'horizon eschatologique – comme autant de chambres noires sans dispositif optique, des chambres qui ne capteraient plus aucune lumière, un mur vidéo d'écrans éteints, consacrant le double échec de l'expérience scopique et de sa captation photo-sensible, puisque aucune image ne parvient plus à s'échapper de ces trous noirs que délimitent les fenêtres aveugles, dont quelques unes même, encore plus proches de la tombe, ont perdu leurs vitres.
En cela, cette architecture-tombeau n'est pas seulement le tombeau de l'architecture. Car ce qui se joue dans ses gouffres pourrait bien être la mort de l'image elle-même avec tout ce qu'elle porte des grandes représentations collectives. Ce qui fait que dans les photographies d'Arnaud Sergent seuls les objets ont survécu, des objets qui, dans leur décrépitude emblématique, nous racontent une société moderne qui travaille à sa propre désagrégation, dans un processus d'entropie qui l'amène à détruire les réalisations les plus caractéristiques de sa modernité.

bnb_7e_01 (bâtiment noir et blanc, 7 étages, n°01)

C'est donc le temps aussi bien que la désaffection politique qui sont à l'œuvre dans cette série monumentale où viennent converger la machine à photographier et la machine à habiter dans l'action commune d'une mise en boîte. Si ce n'est que l'une met en boîte ses habitants et l'autre, dans une entreprise parodique de mise en abyme, met en boîte la mise en boîte des habitants, planifiée par une architecture que les urbanistes qualifient d'«unité d'habitation» et les habitants de «cage à lapins» . Une mise en boîte où l'ironie s'affecte bien vite cependant, car elle se pratique ici comme un art sérieux du métalangage, comme si cette rhétorique de ce qui vient après le récit moderne, cette impossibilité contemporaine de croire encore à une transformation héroïque du monde, cette impuissance à réinventer les choses – dont les photographies d'Arnaud Sergent sont à ce point exemplaires que les vestiges de la modernité qu'elles décrivent sont, aujourd'hui, d'immenses structures d'attente de quelque chose qui ne vient pas – ne pouvaient nous assaillir que de ce sentiment diffus d'indisposition qui me paraît être si symptomatique du désenchantement post-moderne.

François Legendre, mars 2011.

bnb_3e_01 (bâtiment noir et blanc, 3 étages, n° 01)

 
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