esquisses pédagogiques
POUR UN ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE DES ARTS EN ÉCOLE D'ART

François Legendre,
enseignant en histoire et théorie de l’art,  sémiologie, culture générale et expression écrite

L’ENSEIGNEMENT DE L'HISTOIRE DES ARTS ET DE LA SÉMIOLOGIE, QUESTIONS PRÉLIMINAIRES.

Les enseignements théoriques en école d’art peuvent se décliner autour de trois axes : la transmission des savoirs, la formation au questionnement et l’incitation à la curiosité intellectuelle.
Qu’il s’agisse d’enseigner l’histoire des arts, la sémiologie, les sciences humaines et la culture générale, ou de développer un travail autour de l’expression écrite, je fais en sorte que ce que j’enseigne produise à la fois de la connaissance et du désir de connaissance ; interroge les pratiques en les  contextualisant, établisse  des repères pour nourrir le jugement ; mais alors comment concilier la nécessaire construction d’un cours avec la possibilité de s’affranchir en même temps de son cadre formel, de libérer l’échange et la parole, d’éprouver même la validité de la dérive comme de la pensée créatrices ? Quel est au fond le moteur d’une pédagogie ? Le savoir ou la transmission ? La proie ou la chasse ?

Et pour poser la question de manière plus spécifique : comment peut-on enseigner l’histoire des arts dans une école d’art ?
comment enseigner l’histoire des arts ? 

COMMENT ENSEIGNER LA THÉORIE DES ARTS?
d
e l’utilité d’un enseignement théorique

Cette question en appelle une autre, préalable, à laquelle il convient de répondre avant de prétendre construire un quelconque projet pédagogique : fondamentalement, à quoi sert-il d’enseigner l’histoire des arts et la sémiologie dans une école d’art ?
Si je me rapporte à ma propre expérience, les fonctions d’un tel enseignement auquel s’ajoute le travail autour de l’expression écrite, peuvent s’énoncer en quelques lignes directrices :
. transmettre des connaissances sur les civilisations, les artistes et les œuvres
. fixer des repères chronologiques, historiques et stylistiques
. étudier les problématiques artistiques majeures dans leur contexte social et intellectuel
. connaître et comprendre l’art de notre temps
. former à la recherche documentaire
. entraîner l’élève à la méthodologie d’analyse et au travail de synthèse
. lui apprendre à construire un questionnement sur ses propres productions
. le former à tenir un discours clair et structuré, à l’oral comme à l’écrit
. lui faire appréhender l’écriture en tant que médium à part entière libéré de toute fonctionnalité pratique.

L’extension même des compétences que cet enseignement a la charge de construire le situe clairement dans la catégorie des savoirs fondamentaux indispensables à la pédagogie d’une école d’art, où apprendre, penser, écrire et parler s’apparentent bien plus aux moyens d’expression que recense Yves Michaud - dessiner, modeler, maquetter et maîtriser l’informatique - qu’à la production d’un « supplément d’âme » par lequel on doterait l’élève d’une vague coloration culturelle (1). La pratique de l’histoire des arts ou des sciences humaines en école d’art ne relève pas de la bonne conscience, elle relève d’une conscience concrète des outils intellectuels qui seront indispensables à la future activité professionnelle de l’élève.
Car la question fondamentale est bien là : non pas seulement à quoi servent les enseignements théoriques au regard des nécessités pédagogiques internes à l’école d’art, mais surtout à quoi ils serviront après l’école, dans la vie professionnelle du jeune artiste. En effet, dans quelle forme d’art sera-t-il amené à produire ? Quels seront les usages de sa pratique, et quelle sera sa fonction dans la société ? Or, de ce point de vue, les repères ne sont plus sûrs : au vingtième siècle, les fonctions sociales de l’art et de l’artiste n’ont pas cessé d’évoluer, de suivre le déplacement même du champ de l’art et de se transformer dans l’élargissement de ses définitions.
Ce à quoi sert l’histoire des arts dans la vie professionnelle c’est, à travers ce mouvement continu, de permettre au jeune artiste de se situer dans un contexte qu’il aura appris à connaître en cours, de lui permettre de s’orienter dans les possibilités offertes par les arts contemporains confrontés aux arts populaires et aux arts du passé, de pouvoir s’approprier tous les possibles d’un art bien compris dans sa relation dynamique au monde. Cette contextualisation des pratiques est cruciale pour des jeunes qui seront amenés à développer eux mêmes un questionnement artistique ou qui seront amenés à travailler en relation avec des artistes dont ils devront alors comprendre la démarche et situer les référents pour leur offrir une écoute intelligente.

l’outil irremplaçable du cours

L’école d’art, on le sait, n’a pas pour fonction première de former des intellectuels ou des érudits, mais bien plutôt des praticiens curieux. Les élèves qui la fréquentent ne viennent pas «  pour suivre un enseignement universitaire où la théorie se substitue à la réalisation - note Yves Michaud - ils y viennent avant tout pour avoir une pratique - sinon ils iraient ailleurs » (2). Le profil des entrants à l’École d’art d’Arras confirme cette observation : certains ont quitté les facultés d’art plastiques ou d’histoire de l’art, et sont venus à l’école avant tout pour y acquérir une pratique. Est-ce à dire, comme l’affirme Yves Michaud, que ces élèves seraient nécessairement rétifs à tout enseignement théorique, au point que celui-ci serait condamné à une irrémédiable déperdition ? « Les plus ambitieux des cours magistraux se réduisent à trois fois rien en fin de séance. Ils entrent par une oreille et sortent par l’autre, y compris quand l’effet de séduction est à son comble » (3).
De là, selon Michaud, il serait préférable d’abandonner la forme inappropriée du cours pour adopter celle du séminaire, dans laquelle la participation de l’élève serait plus effective. Mais alors comment concilier cette forme occasionnelle avec la nécessité de transmettre des savoirs, en quantité et en qualité ? « Au risque de se faire accuser d’humanisme, il faut donc recommander des objectifs de culture générale - précise Yves Michaud - : il s’agit d’enseigner non seulement de l’histoire de l’art (et probablement pas celle qu’on enseigne actuellement) mais aussi de la philosophie, de la littérature, des sciences humaines. Ce qu’il faut viser, c’est non pas la dispensation d’un savoir dont il est douteux qu’il sera effectivement reçu, vraiment utile ou tout simplement pertinent, mais l’ouverture à une capacité de raisonnement, de réflexion, d’association » (4).

Mais un tel programme rapporté à la pratique du séminaire ne paraît-il pas confiner à l’aporie ? En effet, comment faire entrer tous ces contenus - l’histoire de l’art, la philosophie, la littérature, les sciences humaines, pour ouvrir l’élève à une capacité de raisonnement, de réflexion, d’association, ce qui suppose d’aller bien au-delà de la simple découverte - à travers, au mieux, quelques séminaires répartis tout au long de l’année, sinon de les multiplier et de rétablir une fréquence telle que leur régularité en redeviendrait justement celle d’un cours ?!
Par ailleurs, en quoi la dispensation d’un savoir serait-elle en contradiction structurelle avec l’ouverture à une capacité de raisonnement, de réflexion, d’association ? N’en serait-elle pas plutôt la condition nécessaire mais non suffisante ? Aussi, la dispensation d’un savoir sous la forme d’un cours est-elle nécessairement statique et à ce point ennuyeuse pour les élèves ? N’est-il pas possible, au contraire, de susciter leur participation et de mettre en place un questionnement qui soit alimenté par tout ce qui s’apprend et s’échange en cours ?

Transmettre de la connaissance, fixer des repères, étudier des problématiques, enseigner des méthodologies d’analyse, construire des synthèses, former au questionnement, tout ceci ne me semble envisageable que dans le temps long d’un cours ; dans un durée régulière qui autorise l’imprégnation patiente des contenus, la reformulation des thématiques sous des approches variées, la progression des questionnements des plus simples aux plus complexes, et la mise en place construite - quelques fois fortuite - de relations, d’associations, de réseaux de signification entre les chapitres, les œuvres, les textes et les idées.
Ce sont l’imprégnation, la reformulation, la progression, la mise en relation - toutes ces pratiques structurantes du cours bien plus que du séminaire – qui, à mon sens, permettent justement de limiter l’extrême déperdition dont parle Yves Michaud. Car le cours bien pratiqué n’est pas un temps subi, c’est un temps d’appropriation lente des savoirs, un lieu de l’échange où doivent pouvoir surgir la question, le contre-exemple, l’accident, dans une architecture prédéterminée  et suffisamment ductile pour emprunter des chemins en fuseaux, des chemins de traverse et revenir à la direction principale.
Le cours n’est pas essentiellement un lieu de l’acquisition sécurisante des savoirs, c’est avant tout un lieu où se construit le doute méthodique à travers ces savoirs. Ce n’est pas tant un lieu où doit s’exercer le pouvoir de séduction d’un professeur sur ses élèves, qu’un lieu où doit se libérer en chacun d’eux le plaisir d’apprendre et de comprendre.
Et ce d’autant plus que l’outil du cours peut parfaitement s’articuler avec d’autres modes d’acquisition des savoirs et qu’il ne saurait seul occuper tout le champ de la pratique pédagogique ; je pense en effet que le cours ne peut tout prendre en charge et qu’il est essentiel de penser son environnement, de réfléchir à ce qui l’excède, le déplace, l’élargit.

les travaux dirigés

De fait, un enseignement n’a pas seulement pour objet d’être transmis, il a pour obligation d’être reçu. Dans une pédagogie donnant une large place au questionnement, où la démarche préconisée n’est pas consumériste mais réflexive et appropriative, le cours - même fondé sur l’échange - ne suffit pas. Il faut lui adjoindre d’autres outils qui mettent en situation les savoirs acquis parmi lesquels figure un module de travaux dirigés, faisant office d’atelier de recherche dans lequel l’élève pourra réinvestir le matériau du cours dans un questionnement sur des productions anciennes ou contemporaines, qui peuvent éventuellement excéder le champ des arts plastiques.

Mais plutôt que de demander à l’élève de répondre directement à une problématique d’histoire de l’art sous la forme d’un dossier écrit, il me semble plus intéressant de partir de la manière dont il peut ressentir ou comprendre cette problématique à travers une expression vivante spécifiquement contemporaine comme le cinéma d’auteur, un peu à la manière d’un ciné-club (5). Les films visionnés peuvent être d’abord commentés en groupe, avant d’être l’objet d’un travail individuel d’analyse écrite, préalable à la formulation de thématiques de nature sociale, politique, esthétique, psychologique ou métaphysique qui peuvent s’appréhender à travers l’histoire et l’actualité de l’art, puis faire l’objet d’un autre travail écrit de réflexion et de synthèse. Par exemple, la thématique fellinienne de la perte irréversible du passé, telle qu’elle s’exprime dans des films comme Roma ou Amarcord peut ouvrir à une recherche sur les déclinaisons du temps qui passe à travers les représentations métaphoriques de l’art ancien ou les pratiques éphémères de l’art contemporain, qu’elles soient conceptuelles, organiques ou qu’elles se rattachent aux distorsions temporelles induites par l’art vidéo. Les sujets qui peuvent ainsi produire un véritable travail de recherche et d’écriture sont nombreux dans les filmographies de Fellini, Kurosawa, Dreyer, Bergman, Orson Welles, Hitchcock, Antonioni, Pasolini, Chris Marker, Wim Wenders ou encore Jacques Tati pour ne citer qu’eux. On l’aura pressenti, ce n’est pas le moindre des intérêts de ce travail d’analyse filmique que d’ouvrir l’élève à un mode d’accès privilégié aux questionnements qui parcourent toute la culture contemporaine, et qui lui permettent de mieux comprendre les productions artistiques de notre temps, de les restituer à leur contexte et de mieux percevoir en quoi elles font sens à travers une lecture souvent critique de la société.

l’atelier d’écriture

Le module de travaux dirigés laisse place l'année suivante à un atelier d’écriture, dont la pratique représente un degré supplémentaire par rapport à la maîtrise de l’expression écrite, en ce sens que l’écriture y est appréhendée comme un médium à part entière libéré de la plupart de ses fonctionnalités pratiques ; ce, grâce à un travail qui vise à recouvrer un usage désintéressé du texte, comme s’il s’agissait de le pratiquer comme un matériau de l’expression plastique susceptible de temps à autres d’approcher une dimension poétique.
Au fond, je m’efforce de concevoir cet atelier d’écriture comme un atelier des mots en dialogue les ateliers des choses, un laboratoire des suggestions de la matière et de la pensée, comme un échangeur des pratiques qui s’expérimentent dans l’école.
Entendons-nous bien : l’atelier d’écriture ne cherche pas a priori à produire de la poésie - la poésie ne se programme ou ne se décrète pas - mais les pratiques qu’on y expérimente s’attachent plutôt à laisser surgir les conditions d’un acte poétique par un travail sur le mot (qu’il convient souvent de débarrasser de l’adjectif ou de l’adverbe), sur son impact, sur son dit et ses non-dits, sur les interstices qui le séparent et le relient aux autres mots, sur ses résonances plutôt que sur ses assonances. Mais ce qui surgit peut être aussi bien un énoncé de première intention, une chose qui passe par la tête, les associations fortuites d’une tentative d’écriture automatique, un énoncé stylistiquement neutralisé, un énoncé minimaliste, un mode d’emploi, une définition, un aphorisme, une aporie, un mot. C’est tout. Toutes sortes de pratiques contemporaines, poétiques, a-poétiques, spatialistes ou non. Et c’est aussi bien.

le suivi individualisé des projets de diplômes

C’est la troisième modalité de la pratique de l’écriture après l’analyse et l’expérimentation du médium : la production et la présentation d’un projet de diplôme. Ce travail consiste à accompagner la rédaction de supports écrits dans le cadre des projets de diplôme des élèves, en binôme avec le professeur d’atelier concerné et ce, sous la forme d’un suivi individualisé.
La difficulté pour l’élève est double : trouver un sujet et savoir raconter sa démarche. Aussi, je fais en sorte de l’amener à construire un questionnement sur sa pratique et son désir, ce dont il a envie de parler et de montrer, ce qu’il aimerait raconter. Plus encore, il convient d’éviter quelques écueils. La recherche documentaire, par exemple, ne doit pas consister à produire un catalogue de références obligées, et encore moins à inscrire l’élève dans une relation de déférence aux grandes figures de l’art contemporain ou passé. Au contraire, il s’agit pour lui de croiser son questionnement avec les pratiques d’autres artistes qui ont pu rencontrer la même question ou une question proche, et d’en percevoir certes les points de convergence mais aussi ce qui différencie son approche particulière de celles des autres. Et le travail que je m’efforce de faire réaliser par l’élève est de raconter cette rencontre, cet instant de la démarche. Le but n’est pas d’accumuler les analogies formelles, mais de parler du rôle de ces artistes dans la construction, la bifurcation, la délimitation de la démarche propre de l’élève, et de lui faire comprendre en quoi, lui aussi, il est capable de produire de la différence et du sens.
Il ne s’agit pas tant de s’autojustifier, encore moins de s’enfermer dans un discours convenu, mais de mettre en récit une expérience, le trajet non linéaire d’une pensée et d’une pratique créatrices, de raconter une histoire afin de rendre perceptible aux autres l’articulation investie et ressentie d’une démarche avec toutes ses incertitudes, ses difficultés et ses solutionnements.
De sorte que les acquis dans la pratique de l’expression écrite – en termes d’analyse et d’expérimentation – trouvent leur pleine réalisation dans le fait que le passage par le médium de l’écriture donne forme au projet et conditionne largement sa concrétisation matérielle. On ne saurait mieux démontrer que l’écriture (et par extension la parole, le discours) est un matériau à part entière de la production artistique.

all’improvviso

Une école d’art est un lieu d’acquisition et d’expérimentation où on peut se permettre - où on doit se permettre - de sortir des formes traditionnelles de l’apprentissage. Le cours peut être complété par des travaux dirigés, les travaux dirigés eux-mêmes étendus à l’atelier d’écriture et au suivi individualisé, mais au-delà, je pense qu’il est souhaitable de se ménager des moments d’échanges informels avec de petits groupes d’élèves sur des sujets à la demande. En pratique il s’agit de se réunir durant trente minutes ou une petite heure, à quelques uns, généralement les élèves d’un atelier (entre huit et dix élèves par année et par filière) et d’improviser un petit cours informel, de tenir salon et de discuter, d’échanger avec quelques livres en mains sur un sujet choisi par les élèves : un thème, un artiste, un mouvement ou une tendance de l’art contemporain, une question philosophique, un livre, pas nécessairement un livre d’art, un roman, un recueil de poèmes ou de nouvelles. Peu importe le sujet, il peut sortir du champ des arts plastiques, toucher les questions de société, la littérature ou les sciences.
L’objectif pédagogique de ces séances est double : d’une part, faciliter la prise de parole par l’élève, l’échange spontané d’informations, de réflexions, le laisser construire un questionnement par lui-même en temps réel, que le temps de la conversation soit rapide ou qu’il soit plus posé, plus réfléchi ; d’autre part, il importe de détacher l’enseignement théorique du champ exclusif de l’art, et plus encore de la seule acquisition de savoirs dans un cadre magistral, tant il est évident qu’une conversation détendue, informelle, quelques fois agrémentée de petites collations, peut faire beaucoup pour réactiver le plaisir de la connaissance et le désir d’invention, pour affiner la qualité de la relation pédagogique entre l’élève et l’enseignant. Car, à mon sens, ce ne sont ni l’élève ni le professeur qui sont le centre de l’école, mais c’est bien la qualité même de leur relation pédagogique, cette construction à la fois si pensée et si concrète fondée sur le désintéressement et la possibilité d’acquisitions réciproques.

AVEC QUELS CONTENUS ?

un enseignement spécifique

L’arrêté du 10 juillet 1997 relatif à l’organisation des études conduisant au Dnsep exprime autrement cette double nécessité dans le paragraphe sur l’histoire et la théorie des arts : « le programme vise à doter l’étudiant de repères historiques précis et de concepts esthétiques clairs en liaison avec les œuvres et les faits sociaux. L’objectif est de doter l’étudiant d’un savoir où cadrages larges et objets précis seront organisés par un appareil critique. »
Ce qui revient à dire que l’enseignement préconisé de l’histoire des arts consiste premièrement à relier l’œuvre à son contexte en prenant appui sur les concepts et les informations apportés par d’autres sciences humaines, comme l’histoire, l’esthétique et la sociologie qui sont évoquées dans ces lignes ; et secondement à valider la précision factuelle de l’histoire des arts par le recours à un appareil critique qui me semble devoir relever davantage d’une sémiologie. C’est que l’analyse du système est indispensable à la compréhension de l’histoire. Enseigner l’histoire et la théorie des arts dans le contexte particulier d’une école d’art, c’est élargir l’enseignement de l’histoire des arts aux approches pluridisciplinaires des sciences humaines.

de l’histoire des arts aux sciences humaines

Mais alors  l’extension du champ de l’histoire des arts risque de poser problème car l’étude du contexte qui constitue la colonne vertébrale de la recherche historique recouvre en pratique tout un ensemble d’orientations méthodologiques différentes.

Ainsi la pratique universitaire de l’histoire des arts est-elle encore largement dominée par l’iconologie constituée à travers les écrits d’Aby Warburg et d’Erwin Panofsky dans le premier tiers du vingtième siècle. L’iconologie se fonde sur la prise en compte des interactions entre les champs du savoir, particulièrement entre l’art et la littérature, l’art et la pensée, l’art et les sciences, ce qui fait que l’œuvre d’art est analysée comme un objet de connaissance historique, un fait de civilisation, comme une production caractéristique d’un moment de l’histoire des idées, d’un état ou d’une transformation des mentalités, comme la forme matérielle d’une vision du monde spécifique à une société.
Évidemment, cette pratique n’est pas sans danger, car où s’arrête alors l’histoire des arts ? Du point de vue de l’iconologie, la perspective traditionnelle paraît inversée : l’art n’a pas de limite. Il coïncide exactement avec l’univers de toutes les productions mentales et matérielles de la société qui le produit. L’investigation de son passé mobilise nécessairement une somme considérable d’informations dont l’érudition peut apparaître écrasante.
Il faut donc admettre que l’iconologie n’est pas transposable telle quelle dans la pédagogie d’une école d’art. En revanche, l’idée d’une extension du champ de l’art vers d’autres réalités sert notre propos par rapport à la compréhension du passé, mais aussi dans notre approche de l’art contemporain. L’iconologie nous enseigne que l’art en tant qu’absolu n’existe pas, que l’œuvre est toujours investie d’une signification dynamique ; et par conséquent que l’histoire des arts doit être pratiquée comme une étude signifiante de la production artistique, non pas tant perçue comme un noumène inaccessible qu’appréhendée comme un phénomène intelligible inscrit dans une réalité sociale.

La connaissance du contexte ne suffit pas. Il faut descendre dans l’œuvre.
Aussi me paraît-il indispensable, dans une pédagogie des sciences humaines, d’articuler le point de vue diachronique de l’histoire des arts, fondé sur la connaissance externe de la production artistique à travers l’étude de son contexte, avec le point de vue synchronique de la sémiologie, fondé sur la compréhension interne de cette production artistique à travers l’analyse de ses mécanismes signifiants.
Il s’ensuit qu’il est fondamental dans tout enseignement artistique d’apprendre l’élève à regarder, d’autant que cette pratique lui fait précisément prendre conscience qu’il n’existe pas de perception pure et qu’il peut ainsi passer dialectiquement de la forme au sens. Pour autant, accéder au contenu ne consiste pas seulement à traduire des signifiants en signifiés, à décoder des signes; car si la sémiologie se pose en tant que science des signes, c’est qu’elle se définit d’abord comme une science de la signification qui envisage avant tout la façon dont le sens apparaît. Ce qui importe surtout c’est de relier ces signes, de construire des parcours de sens et de remonter les propositions polysémiques qui constituent le discours combinatoire de l’œuvre.
Mais ces deux niveaux de lecture sont perturbés par l’action des mécanismes psychophysiologiques et des déterminations culturelles de cet autre producteur de sens qu’est le regard. Pour cette raison, la sémiologie est à la fois science de la signification et de la perception ; son enseignement doit se penser comme une pratique critique du regard, c’est-à-dire une pratique nourrie par une théorie de la perception qui ne soit pas une simple description de ses mécanismes optiques, mais bien plus, une évaluation de ses référents culturels. La sémiologie en tant que science des signes travaille sur du fait social ; c’est dans ce sens que Saussure la définit comme l' étude des systèmes de signes au sein de la vie sociale.
En cela, la sémiologie ne sert pas à faire des discours brillants (ou du moins elle ne devrait pas servir à cela), elle sert à descendre au fond des choses ou plutôt des représentations que l’on se fait des choses. La sémiologie n’est pas un discours autoréférentiel coupé du monde, c’est un acte d’appropriation du social. Aussi, ce à quoi doit viser un enseignement qui recourt de temps à autres à la sémiologie, c’est de faire percevoir aux élèves ce qui fait la spécificité même de son interrogation. Qu’au-delà des procédés formels tels qu’ils sont décrits par Heinrich Wölfflin dans les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, ils comprennent que la sémiologie en tant que « science » des signes, ou plutôt en tant qu’étude de la signification qui se rêve science, s’intéresse à ce qui se passe dans les signes et, entre les signes, à ce qui se passe à l’intérieur même des structures. Que son travail c’est de démonter l’œuvre comme un mécanisme d’horloge et de comprendre pourquoi elle est belle, de comprendre ainsi ce qui fait sens dans les rouages mêmes de cette beauté.

le cours : iconographie, structure, supports.

Et la construction de cette « sémiologie concrète » fait que le cours peut conjuguer plus aisément l’analyse avec la connaissance du contexte, comme s’il constituait ce lieu double de l’entendement et du savoir, de la conscience de ce qui est autour de l’objet comme de l’intelligence de ce qui est dedans. Et c’est à travers les paramètres du cours - son iconographie, son extension historique, sa structure et ses supports matériels - que prennent forme les lectures à la fois différenciées et reliées que les sciences humaines font de l’activité artistique.

Comme il convient de doter l’élève d’une culture diversifiée, l’iconographie du cours doit recouvrir un corpus étendu qui intègre principalement l’architecture, la peinture, la sculpture jusqu’aux pratiques contemporaines de l’environnement, de l’installation, de la performance ou de la vidéo ; non sans commettre quelques incursions dans les champs du dessin, de la photographie, de la céramique, dans les productions de l’art populaire, de l’art brut ou des arts extra-européens ; bien sûr dans le cinéma pour les travaux dirigés et par l’intégration d’extraits de films dans le matériau même du cours ; quelquefois même pourrons-nous sortir du champ des arts plastiques pour parler musique, théâtre ou danse, et considérer ainsi toute forme d’expression utile à une meilleure connaissance du fait artistique qu’il soit ancien ou contemporain, profane ou sacré, populaire ou savant.

Le paramètre de l’extension historique du cours est plus difficile à résoudre. Il bute d’emblée sur la question du commencement : où fixer la bonne limite temporelle ? Comment ne pas trop l’éloigner ou l’approcher ? Comment ne pas construire un programme trop ambitieux et faire en sorte, dans le même temps, que l’élève puisse acquérir assez de connaissances pour exercer sa capacité d’esprit critique et être pleinement informé des référents et des enjeux mêmes de sa production ?
Pour ce faire, l’élève doit rencontrer des pratiques artistiques différentes de celles qu’il connaît plus ou moins, mais qui, en même temps, ne sont pas sans rapport. C’est à cette condition qu’il pourra élargir ses référents culturels et mieux comprendre l’évolution de l’art occidental. Aussi, je préconise de porter l’extension historique du cours au corpus des époques moderne et contemporaine, soit du début du quinzième siècle au début du vingt-et-unième.
Ainsi, la nécessité de connaître l’art de l’époque moderne ne relève pas d’une supposée nostalgie, mais bien de la possibilité qu’on donne à l’élève de mieux percevoir les fondements de l’art contemporain, d’en mettre au jour les sédimentations successives, le substrat, et plus encore de mieux comprendre ce qui fait la spécificité de ses propositions par rapport à l’art de la période précédente. Car l’art contemporain ne constitue pas  le prolongement des époques antérieures, ni la finalité ni l’avatar ; il ne repose pas les mêmes questions, il ne reprend pas les anciennes problématiques en tant que telles, mais lorsqu’il en fait l’expérience c’est pour les envisager sous un angle foncièrement différent, non pas tant celui de la représentation que de la production (ou de la coproduction) d’une action ou d’un autre réel. Opalka dans sa série thanatotropique ne traite pas la question du temps comme un Willem Kalf l’allégorise à travers les symboles d’une nature morte, parce qu’il est lui-même la matière organique de son œuvre, lentement mise à mort selon la progression numérique et les relevés photographiques (ou thanatographiques) de sa propre série. Le même écart pourrait être mesuré dans la relation à l’espace, à la nature, au corps ou à l’image de l’homme. Car au-delà des réponses nouvelles que l’art contemporain donne aux échos plus ou moins perceptibles de l’art du passé, ce qui le caractérise avant tout c’est la spécificité de ses propres questionnements qui ne peuvent être compris qu’à travers les contextes stratifiés de la révolution industrielle, du bouleversement des conceptions scientifiques, philosophiques et littéraires du vingtième siècle, des représentations de la société de consommation, des incidences du marché de l’art et de la conscience modifiée de l’histoire.

À l’iconographie et à l’extension historique, le cours ajoute une structure . Du point de vue de la ventilation horaire, je préconise un cours qui s’étend sur une durée de trois heures hebdomadaires pour chaque année du cursus (hors cinquième année plus spécifiquement dévolue au diplôme), durée qui se subdivise en deux séances d’une heure trente.
La première est consacrée à l’histoire des arts de l’époque moderne du quinzième au dix-neuvième siècle inclus, selon une double approche historique et thématique.
L’autre partie, concomitante de la première ce qui me semble précisément essentiel au regard d’une approche comparative, serait consacrée aux arts plastiques et à l’architecture du vingtième siècle, avec une dominante dévolue à l’art contemporain depuis la fin des années 1950,  à laquelle il est aussi intéressant d’ajouter des enseignements sur le design objet et le design graphique, ou encore sur la photographie. Ce cours d’art contemporain est lui-même envisagé dans une approche chronologique globale intégrant quelques thématiques transversales, un peu comme le préconise Denys Riout dans la préface d’un de ses livres intitulé Qu’est-ce que l’art moderne ? (6).

Le cours a enfin besoin de supports matériels sous trois formes : des documents, des textes et des images.
Les documents regroupent les cartes, les tableaux synoptiques, les glossaires et les croquis. Leur usage doit être pensé et l’on ne peut se contenter d’une distribution passive en début de cours qui amène souvent l’élève à négliger leur importance et à les enfouir bientôt au fond d’un tiroir, quand ce n’est pas directement dans la gueule d’une corbeille à papier. Il convient surtout de les commenter, éventuellement avec un support iconographique, et de mettre en perspective les informations qu’ils contiennent dans un contexte plus large. A cette condition, ils seront efficaces et particulièrement utiles au balisage du cours dont ils faciliteront la fluidité du déroulement. C’est le cas des tableaux synoptiques par exemple, qui présentent l’intérêt lorsqu’ils sont expliqués, de prendre en charge une grande partie des données historiques et chronologiques du cours, le soulageant dès lors d’un matériau qui pourrait l’encombrer, ce qui permet de le recentrer sur ses contenus proprement esthétiques et de ne pas le diluer dans les emboîtements successifs d’un contexte toujours plus extensible. L’usage approprié des documents induit donc un principe d’économie, dont on comprend bien qu’il n’est pas seulement fonctionnel mais qu’il contribue à la clarification même du propos pédagogique.
Et cette clarification se fait aussi à travers les textes. Il importe que le propos pédagogique soit référencé aux sources écrites, ce qui constitue la condition même de sa validité scientifique. Il faut revenir au texte, apprendre ou réapprendre à le lire, ce qui n’est pas sans relation avec la lecture de l’image ; lire le texte c’est entrer pareillement dans un langage propre, dans une composition des mots et des idées, c’est forer la densité de ses référents et de ses représentations, suivre ses détours, saisir les tensions internes de son tissu de sens, en repérer les polysémies, les ambiguïtés et les silences, percevoir tout ce qui le traverse pour comprendre que la théorie de l’art est elle-même une matière de l’expression artistique dans laquelle se fait jour une interrogation fondamentale sur la nature de l’art et sa relation à l’être qui éclaire notre propre expérience de la création artistique. Autrement dit le texte fait contexte ; c’est par le texte que l’élève prend conscience que son questionnement est habité par ce que d’autres hommes ont écrit dans un passé proche ou lointain, et cette prise de conscience lui permet de construire un propos sur des bases solides, de rendre claires à lui-même les déterminations de ses choix comme leur capacité de dépassement et de novation.
Il convient enfin de rapporter le propos du cours à l’œuvre, le plus souvent visionnée sous projections d’images numériques ou de films documentaires. C’est que les images se révèlent indispensables au fonctionnement même d’un cours de théorie de l’art. Sans elles, il risquerait de se dessécher dans un discours coupé de son objet avec toutes les approximations scientifiques et les dysfonctionnements pédagogiques que cela ne manquerait pas de produire. L’image conditionne la culture visuelle de l’élève. Elle est le support nécessaire à la connaissance de l’œuvre et plus largement à la pratique de l’histoire des arts, de la sémiologie et des autres sciences humaines appliquées à l’art.

Il faut insister sur cette dimension : une bonne pédagogie de la théorie de l’art est d’abord une pédagogie qui se rapporte à l’œuvre. C’est l’œuvre et ce que nous en disons qui font sens, et cette confrontation avec l’œuvre se fait nécessairement à nos risques et périls. Mais en matière de pédagogie il faut savoir prendre des risques et ne pas chercher qu’à les limiter, il faut accepter de se tromper et de reprendre sans cesse son ouvrage, il faut être conscient des limitations que nous oppose l’œuvre dans l’épaisseur de sa présence au monde ; il faut admettre enfin qu’on ne sait pas tout et qu’on ne peut pas tout dire.

(1), (2), (3) et (4) . Yves Michaud Enseigner l’art ? Analyses et réflexions sur les écoles d’art. Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1993.
(5) Un ciné-club peut aussi prolonger les thématiques abordées dans les travaux dirigés.

(6) Denys Riout Qu’est-ce que l’art moderne ? Gallimard ? Paris, 2000.