Les découvertes de l'astronomie et de la physique, les révolutions des modèles cosmologiques dans les siècles passés et sans doute encore à notre époque, n'ont pas seulement bouleversé nos perceptions de l'Univers et notre compréhension de la réalité, elles ont aussi affecté tout le champ de nos représentations et notamment l'évolution des formes artistiques. L'histoire des arts a en effet souvent croisé l'histoire des sciences. Les artistes se sont toujours intéressés aux questions scientifiques auxquelles ils ont pu donner une expression plastique et même, quelquefois, une formulation intuitive.

Dans les deux articles suivants, François Legendre, historien de l'art, nous propose de voir comment, à travers l'analyse de deux tableaux, les artistes ont su, au-delà des évolutions internes à l'art, matérialiser les conceptions scientifiques de leur époque.

 

 

Pieter Paul Rubens (1577-1640), «La Descente de Croix» ou «La Déposition», 1612-1614, triptyque, huile sur bois, panneau central 420 x 310 cm, volets 420 x 149,5 cm, Anvers, cathédrale Notre-Dame.

Attention, pour visionner ce tableau, entrez bien la requête suivante : «Rubens, La Descente de Croix d'Anvers», car Rubens et son atelier ont peint plusieurs versions de ce thème.

Le tableau est aussi visible sur le site www.univ-provence.fr/pictura
(Utpictura 18, bases de données iconographiques)

 

La Descente de Croix est une œuvre marquante de la maturité de Rubens, le plus grand peintre flamand du dix-septième siècle, non seulement parce que sa conception témoigne d'une puissance plastique rarement égalée, mais aussi parce que ce tableau nous dit beaucoup de choses sur les représentations nouvelles qu'on se faisait du monde à l'époque.

Cette Déposition, terminée en septembre1612, fait partie d'un triptyque dont les volets latéraux, achevés un peu plus tard au printemps1614, figurent à gauche La Visitation et à droite La Présentation de Jésus au Temple. Le thème iconographique des trois panneaux est centré autour de l'action de porter le Christ, depuis le ventre de Marie désigné dans la Visitation par sa cousine Élisabeth, en passant par la Présentation de l'Enfant porté au Temple par Siméon, jusqu'au portement final d'un corps devenu immensément lourd, celui du Christ décroché de la Croix, au risque paradoxal de la chute dont l'irrémédiable proximité semble, au-delà d'une rupture possible de l'ordre visuel du tableau, pouvoir ébranler jusqu'à la stabilité même du monde. Ce programme est le pendant d'un autre triptyque tout aussi célèbre, celui de L'Érection de la Croix peint en 1610, deux ans après le retour de Rubens à Anvers grâce à la protection de l'archiduc Albert et ce, au terme de ses années de formation en Italie, au contact de la peinture vénitienne et des conceptions nouvelles développées par Annibal Carrache et Caravage, dont on mesure indéniablement ici l'impact dans la facture classique, en même temps que dans la franchise spectaculaire avec laquelle Rubens déploie le clair-obscur.

C'est que toute la composition est centrée sur la figure impressionnante du corps supplicié et désarticulé du Christ qui glisse inexorablement du haut vers le bas, le long de la grande diagonale tendue par le linceul qui ne semble plus qu'un étirement de lumière blanche, et qu'un homme monté sur la Croix coince entre les dents, tout en agrippant l'un des bras du Christ, comme pour retenir, dans une tentative désespérée, l'effondrement inéluctable de l'action sur elle-même. Rien n'y fait. Ni la traction résolue de Joseph d'Arimathie reconnaissable à son bel habit de brocarts, ni la réception ferme par Jean vêtu de rouge; pas même l'appui du pied de Jésus sur l'épaule de Marie Madeleine, allusion au parfum naguère répandu par elle sur les pieds du Christ, et dont les gestes ne sont ici qu'effleurements, ni ce très beau mouvement de Marie qui tend la main vers le corps de son fils pour le toucher une dernière fois. Et même l'envol du porteur, qui semble flotter en état de quasi lévitation sur la branche gauche de la Croix au-dessus de Joseph d'Arimathie, ne peut freiner l'irrépressible glissade de la chair, quand bien même produirait-il une force opposée à la chute, dont le contrepoint formel sans même parler de la singularité physique, procéderait ici d'une poétique de l'oxymore.

La scène est violente, tout autant que la lumière aveuglante qui la traverse en oblique, ce d'autant qu'elle bute en charriant le corps effondré sur le manteau rouge de Jean – expression métonymique (en l'occurrence déplacée du Christ à son apôtre préféré) de l'effusion du sang versé pour la rédemption des hommes – et qu'elle contraste avec un ciel chargé de ténèbres, conformément à la relation que Matthieu fait de la mort de Jésus (Mt 27, 45), et conformément aux nécessités internes de l'art du clair-obscur. Lumière surnaturelle, à vrai dire, que le Christ semble diffuser autour de lui, et d'abord tout contre le linceul qui se met à éblouir, lumière qu'il irradie alors qu'il est mort, aporie qui peut signifier que la Lumière, tout à la fois l'Être et la Parole, s'abandonne à l'action des hommes pour s'humilier – littéralement tomber vers l'humus, le sol – et en même temps pour s'incarner, prendre chair et poids dans la réalité physique du monde. Et ce corps de lumière, traité à l'antique en un nu sculptural sinon héroïque, est le centre autour duquel gravitent toutes les autres figures, le centre des gestes et des regards, des forces et des affects, un centre de gravité qui induit une seconde aporie : il est à la fois mort et en mouvement, il est mort et il met en mouvement tous les hommes et toutes les femmes qui se tendent autour de lui. Il est la cause de l'ébranlement affectif et cosmique qui déstabilise tout le tableau comme celui qui le reçoit.

Par ailleurs, si nous relions le visage de Joseph d'Arimathie à celui de l'homme qui tient le linceul entre les dents, et si nous prolongeons le parcours vers le visage de Jean (en frôlant celui de l'homme à droite), jusqu'à celui de Marie Madeleine, puis celui de Marie pour revenir à notre point de départ, nous dessinons une ellipse, dont la diagonale formée successivement par le bras tendu de Marie, le bras replié de Jésus et son autre bras déployé, constitue le grand axe.

Directions obliques et ellipses sont bien, avec le clair-obscur, les signes d'un tableau baroque, dont la rhétorique, fondée sur la tension et le décentrement, l'hyperbole et l'oxymore empruntés à la poésie, vise, selon la doctrine développée par la Contre-Réforme depuis le concile de Trente, à émouvoir le fidèle par des images accessibles, efficaces et sensuelles, régies par des compositions dynamiques qui recherchent avant tout l'effusion et la beauté du mouvement. Mais au-delà du contexte doctrinal de l'époque, ce tableau est aussi emblématique de l'art baroque en ceci qu'il résulte d'une vision nouvelle du monde. Car dans l'histoire des formes, l'ellipse, expérimentée dès le seizième siècle chez les artistes maniéristes, devient une figure dominante de l'art baroque dans les années 1600-1610, et se substitue ainsi à la figure du cercle largement usitée dans l'art de la Renaissance. Pourquoi ? Parce qu'autour des années 1604-1609, Kepler et Galilée révolutionnent définitivement notre conception de l'Univers. Ainsi, dépassant les orbites circulaires de Copernic (qui était un homme de la Renaissance), Kepler, dans sa première loi de 1605, décrit l'orbite de chaque planète comme «une ellipse à deux foyers dont l'un des foyers est occupé par le Soleil». La nouvelle cosmologie de Kepler, telle qu'elle est décrite en 1609 dans l'Astronomia Nova, participe ainsi d'une esthétique baroque fondée sur le décentrement et la beauté dynamique.

Et que penser ici de la descente de ce corps, assurément l'une des plus belles et des plus terribles qui soit de l'histoire de l'art, jusqu'à la beauté de l'effondrement de la matière sur elle-même, de la chair abandonnée à son poids de fatigue, si ce n'est qu'il pourrait y avoir là comme une résonance de la loi de la chute des corps décrite par Galilée en1604, quand bien même cette résonance serait fortuite (ce qui n'est d'ailleurs pas certain, même si cette découverte a été diffusée ultérieurement), mais dont on peut constater, en tout cas, que Rubens en formule l'expression artistique peu de temps après que Galilée en ait formulé l'expression mathématique. Deux langages pour une préoccupation commune à deux hommes du dix-septième siècle.

Il serait évidemment erroné de vouloir trouver une causalité linéaire qui expliquerait l'apparition de l'art baroque à partir des révolutions de la physique et de l'astronomie du début du dix-septième siècle, ce d'autant que l'art baroque se définit dès les années 1590 autour d'Annibal Carrache et de l'Accademia degli Incamminati (l'Académie des Acheminés) de Bologne qu'il fonde avec son frère et son cousin en 1585, laquelle accueillait aussi d'ailleurs des philosophes, des médecins et des astronomes (sans parler ici de la contribution majeure du jeune Caravage); et que nombre des formules de l'art baroque s'expérimentent déjà au seizième siècle dans la culture maniériste. Mais on sait que les artistes, Rubens en premier qui était fréquemment employé à des missions diplomatiques, fréquentaient les cours dans lesquelles ils rencontraient les savants et les astronomes de leur époque. On se souvient que la cour de Rodolphe II de Habsbourg à Prague, qui protégea Tycho Brahé à la fin de sa vie ainsi que Kepler, fut un des hauts lieux de l'art européen de la fin du Maniérisme. Rubens, lui, a pu faire valoir son érudition et ses talents de diplomate auprès des cours de Mantoue, des Pays-Bas, d'Espagne, de France et d'Angleterre. Et en regardant cette Descente de Croix, nous comprenons en quoi il fut d'abord un grand artiste, puisque au-delà de l'exceptionnelle maîtrise de son art, il a su donner une forme claire aux idées d'avant-garde de son temps comme à ses conceptions physiques et cosmologiques les plus modernes, et je dirais même aux angoisses les plus intimes de ses contemporains, ce qui là est le trait du véritable génie. Or, la chose la plus remarquable c'est qu'il le fait au moyen d'une simple ellipse qui traverse toute l'étendue de son tableau et qui se tend autour de l'effondrement de son axe, comme si cette figure quasi gravitationnelle (pour ne pas dire entropique) résumait, à elle seule, la prise de conscience nouvellement manifestée du fonctionnement d'un Univers désormais dynamique, dont la déstabilisation est telle qu'il en devient inquiétant pour les hommes de l'époque.

 

 

 

 

Pablo Picasso (1881-1973), «Violon et raisins», 1912, huile sur toile, 50,8 x 61 cm, The Museum of Modern Art, New York.

Pour visionner ce tableau, entrez la requête : «Picasso, Violon et raisins».

Le tableau est aussi accessible sur le site du MOMA, www.moma.org

 

En regardant ce tableau qui, aujourd'hui encore, peut dérouter par son antinaturalisme et sa complexité, nous comprenons pourquoi le cubisme pouvait apparaître incompréhensible pour le public du début du vingtième siècle. Mais au fond, qu'est-ce que le cubisme?

C'est d'abord une révolution dans la représentation de l'objet qui subit une véritable dislocation. Et cette dislocation est violente, beaucoup plus que tout ce qu'on avait vu jusqu'alors, y compris chez les Fauves et les expressionnistes; elle remet radicalement en cause la continuité du monde visible et la cohérence de la réalité physique qui la sous-tend. Si le cubisme fit scandale, c'est parce qu'il était une atteinte à l'ordre du monde.

Mais il y a plus grave, c'est que la déconstruction cubiste de l'objet suppose une déconstruction préalable de l'espace. De sorte que l'espace unitaire de la perspective italienne, hérité de la Renaissance, où toutes les lignes de fuite convergent vers un point de fuite unique posé, au loin, sur la ligne d'horizon, vient soudain se rabattre contre le plan du tableau, comme si on relevait le sol à la verticale, ce qui aboutit à la compression de l'espace tout entier et des objets qui s'y trouvent, jusqu'à leur irrémédiable dislocation (1). On passe alors d'une représentation en trois dimensions à une représentation en deux dimensions, où les plans de l'objet et les plans de l'espace ont tendance à s'interpénétrer et, ainsi, à se confondre.

On peut le dire autrement : le cubisme ne montre plus l'objet selon un point de vue unique et frontal qui était celui des natures mortes illusionnistes du dix-septième siècle par exemple, il montre l'objet sous différents angles à la fois : ici la crosse du violon est vue de profil, les ouïes sont vues de face, l'archet, les cordes et la grappe de raisin flottent dans un espace indéterminé; les plans du violon se dissocient à partir d'un axe central vers les bords du tableau, ils glissent les uns sur les autres comme pour nous montrer l'intérieur de la caisse de résonance. Picasso applique ici ce que le célèbre historien d'art Ernst H. Gombrich appelle «la méthode égyptienne» qui consiste, non pas à représenter ce qu'on voit, mais à choisir pour chaque partie le point de vue le plus caractéristique, de préférence selon une articulation face/profil (la crosse de profil et les ouïes de face par exemple); et ainsi, à représenter ce que l'on connaît (2). Dès lors, Picasso exprime la structure de l'instrument plutôt qu'il n'en reproduit l'aspect extérieur. Mieux, par les échos formels de ses courbes, il en exprime la résonance à travers l'espace. Ici, le rapport au monde n'est plus optique, il est cognitif. Le cubisme, et l'abstraction à partir des années 1910-1912, élargissent l'expérience de la réalité, au point que cet élargissement dépasse, et de loin, notre expérience visuelle. C'est cette disjonction entre la perception et la connaissance qui déstabilise le public de l'époque. Et ce d'autant que cette problématique n'est pas propre à l'évolution de l'art du début du vingtième siècle, mais qu'elle concerne aussi la physique : la complexité des modèles mathématiques est devenue telle, notamment avec les géométries de Lobatchevski, de Riemann ou de Poincaré, qu'il se produit alors un divorce entre le monde tel qu'il est décrit par le langage mathématique et tel qu'il est décrit par le langage verbal ou appréhendé par les sens. Une nouvelle perception, abstraite, se fait jour, qui défie la validité des anciens systèmes d'explication du monde.

Mais il y a dans ce tableau une autre différence fondamentale avec la peinture classique : l'objet n'est plus un donné passif qui occupe une position stable dans un espace perçu comme un contenant extérieur, lui-même immobile. On ne se situe plus dans le cadre des physiques de Galilée ou de Newton qui réglaient les subtils déséquilibres des beaux objets reproduits dans les anciennes natures mortes, car ici l'objet interagit avec un espace dynamique. Ou pour le dire plus explicitement, l'espace, qui n'est plus un contenant inerte, exerce une pression sur l'objet et l'objet, qui n'est plus un contenu passif, déforme l'espace autour de lui, ce qui fait que le cubisme entre dans une nouvelle physique, celle d'Einstein. Or, si nous considérons les dix années de la révolution relativiste, de 1905 pour la théorie de la relativité restreinte à 1915 pour la théorie de la relativité générale, nous sommes frappés de leur concordance avec les années de la révolution cubiste qui s'épanouit surtout entre 1907 et 1914. De la même manière qu'Einstein rompt avec Newton, Picasso rompt avec l'héritage de la Renaissance et ce, dès mai-juillet 1907 avec Les Demoiselles d'Avignon. De fait, l'espace de la peinture cubiste qui apparaît encore linéaire, n'est plus en tout cas tout à fait euclidien; il tendrait plutôt à une dynamique riemannienne, car il accuse déjà une déformation autour des masses matérielles, quand il ne présente pas une certaine courbure comme dans Les Demoiselles d'Avignon ou comme dans les vues de l'Estaque que Georges Braque peint en 1908. Beau pressentiment...d'autant que Picasso et Braque, à cette époque, ne connaissaient évidemment pas la géométrie de Riemann ou la physique d'Einstein.

Pourtant, le cubisme résulte bien d'une volonté moderniste de rupture avec l'art du passé, en même temps que d'un effort d'unification entre l'objet et l'espace inégalé depuis la Renaissance (la dimension du temps sera intégrée par les artistes abstraits à partir des années 1910-1912 avec Kandinsky, Malevitch ou Klee entre autres), parallèlement à l'immense travail d'unification de la physique qu'entreprend Einstein, entre l'espace et le temps, l'énergie et la masse, le mouvement et le repos, la matière, la lumière et la gravitation avec les théories successives de la relativité restreinte et générale. Mieux, dans la peinture cubiste comme dans le modèle cosmologique d'Einstein, la gravitation n'est plus une force qui s'exerce entre les objets contenus dans l'espace, c'est une propriété de l'espace lui-même. Le cubisme déforme le monde car il participe d'une nouvelle physique des champs gravitationnels. En cela, sa rupture avec les anciens modèles était plus que scandaleuse, elle était structurelle. Elle témoigne du bouleversement de la civilisation occidentale au début du vingtième siècle, comme de la déstabilisation de ses certitudes et de ses représentations les plus établies.

(1). La perspective italienne a été inventée et expérimentée par l'architecte Filippo Brunelleschi dans les années 1412-1425, puis mise au point et théorisée par l'architecte humaniste Leon Battista Alberti dans son Traité de la Peinture (De Pictura, 1435).

(2). E.H. Gombrich, Histoire de l'art, Flammarion, Paris, 1986; première édition en 1950.