Vincent Michéa est né en 1963. Il a fait ses études à l'École supérieure d'arts graphiques de Paris et il a été l'assistant de Roman Cieslewicz de 1988 à 1991. Depuis 1986, il a développé une activité de peintre. Il vit actuellement entre Dakar et Paris et il enseigne à l'École supérieure d'arts visuels de Marrakech. Son travail est visible sur le site: www.vincentmichea.com

Vincent Michéa
Élégie pour sept baisers de cinéma, série à suivre


Les sept baisers :
Ingrid Bergman et Cary Grant dans Les Enchaînés d'Alfred Hitchcock, 1946
Deborah Kerr et Burt Lancaster dans Tant qu'il y aura des hommes de Fred Zinnemann, 1953
Brigitte Bardot et Jean-Louis Trintignant dans Et Dieu créa la femme de Roger Vadim, 1956
Romy Schneider et Alain Delon dans Christine de Pierre Gaspard-Huit, 1958
Anita Ekberg et Marcello Mastroianni dans La Dolce Vita de Federico Fellini, 1960
Nathalie Wood et Tony Curtis, photographie de plateau
Gena Rowlands et John Cassavetes, photographie de plateau.


Vincent Michéa est peintre, raisonnablement cartésien, et dans le doute il a dû se dire un jour qu'il ferait peut-être mieux de renoncer à la peinture. Ou, plus exactement, qu'il ferait bien de la recommencer plutôt que de la faire, en faisant table rase des accumulations et des gestuelles antérieures par trop automatiques, quand bien même il lui fallut renoncer pour cela à la matière, et recouvrer une conscience du temps qui intégrerait désormais la fatigue et la monotonie des petites actions. C'est que parti d'une peinture expressionniste riche en pâte et posée en larges touches, Vincent Michéa s'est alors arrêté de produire des images fulgurantes pour reprendre méthodiquement les fondamentaux de l'acte de peindre et se recentrer ainsi sur l'exécution patiente de ses figures, juste avec de l'ombre et un peu de couleur. C'était en 2002. Il s'agissait alors de prendre du recul par rapport aux cassures de l'existence, de renoncer au pathos et ne plus faire de l'art le reflet de la vie de l'artiste, mais bien de désinvestir le geste héroïque, désengager le moi agissant pour laisser la peinture surgir dans sa présence première.


Vincent Michéa : Brigitte Bardot et Jean-Louis Trintignant dans Et Dieu créa la femme de Roger Vadim, 1956

Quel choix plus radical alors que de faire corps avec un procédé de fabrication photo-mécanique des images? Partir d'une trame de presse reproduite sur la toile, appliquer une couleur unique en fond, puis repasser un à un les points de la trame au pinceau avec une pâte très fine, à peine perceptible. Soient environ dix mille points et cinq à six jours de travail par tableau. Une mécanique de précision. De quoi garantir la mort de l'affect à travers une éthique du geste répété, une pratique de la calibration qui tient de l'usinage, même si la ponctualité du tour de main n'est pas, en réalité, si émotionnellement neutre qu'on voudrait bien le croire. La quantité ne relève pas seulement de la technique, elle suppose l'ennui et l'ennui pose question, comme nous le verrons plus loin.
Quoi qu'il en soit, cette manière de faire corps avec un système de production/reproduction tient des procédés mécaniques utilisés dans le pop art au début des années soixante, en particulier chez Warhol qui revendiquait son tropisme machiniste et chez Lichtenstein qui utilisait la trame Ben Day dans le processus de fabrication de ses tableaux, par le recours à la technique du pochoir au moyen de plaques perforées, là où Vincent Michéa travaille point par point, ce qui est évidemment beaucoup plus fastidieux. En somme, ce qui est posé dans ce processus relève de l'asservissement à l'image existante produite par l'industrie, qui fait que, parallèlement à l'artiste hyperréaliste dont l'asservissement au flux photo-optique est décrit par Jean-François Lyotard dans un de ses textes les plus connus, Vincent Michéa s'inscrirait à son tour dans cette économie capitaliste de la reproductibilité mécanique qui garantit elle-même, par l'annexion du peintre-opérateur à la machine, une économie du désir (1). C'est pour le moins paradoxal quand on choisit de représenter des baisers de cinéma, motif sensuel s'il en est, mais il faut se souvenir que toutes ces scènes ont été elles-mêmes diffusées des milliers de fois jusqu'à plus soif au cinéma ou à la télévision, ce qui fait que nous regardons les tableaux de Vincent Michéa comme les lointains échos de ce surmoi érotique, des prolongements iconographiques de seconde main transposés dans un nouveau médium et passés au crible des trames d'imprimerie de l'industrie graphique, ce qui affecte nécessairement le langage des images sources. De sorte que nous ne voyons pas ici   des images, mais plutôt les images des images et même, si nous intégrons le truchement des codes de transmission (le conditionnement de l'image en points), l'image picturale de l'interprétation graphique d'une image cinématographique, en somme une image à trois niveaux. Du cool art dans la plus pure tradition. De quoi assurément refroidir bien des ardeurs amoureuses.
Pourtant, j'ai un doute. Vincent Michéa ne fait pas dans la mécanique, il fait dans la peinture.
Et là où Warhol partait de la peinture pour aboutir à la sérigraphie, Vincent Michéa fait le parcours inverse: il part d'une trame imprimée sur la toile pour la repasser avec de la peinture. Mieux, là où Warhol multipliait un objet unique (un bien de consommation ou ses propres images) par des procédés de reproduction mécanique, Vincent Michéa recouvre l'impression numérique de peinture et, ce faisant, il en neutralise la fonction de reproduction dans la fabrication d'une image unique. Car c'est bien le processus de recouvrement de la peinture qui intéresse Vincent Michéa, dont il se pourrait bien que l'amour photo-réaliste des visages résonne encore des portraits de Chuck Close, de ces photographies d'identité géantes prises sans concession, qui ressortent comme troublées par les épaisseurs et les décrochements de leur incarnation picturale, tant elles portent l'occurrence de leur modèle à fleur de peau. Comme si, à l'instar de ce travail, le tableau de Vincent Michéa, dans sa singularité, piégeait en un arrêt sur image son référent cinématographique normalement reproductible, et comme si, plus insidieusement encore, même avec peu de matière, il engluait les images mobiles du cinéma dans la substance collante de sa pâte et l'immobilité obsessionnelle de son médium.
Mais pourquoi donc Vincent Michéa arrête ainsi le temps? Chut! C'est un secret.
Toujours est-il que chez lui le fait main a raison de la reproductibilité technique et il se pourrait alors, à rebours du processus décrit par Walter Benjamin, que la peinture retrouve une certaine aura, une présence unique et mystérieuse dont nous reparlerons sans doute. Comme si la peinture tenait enfin sa revanche (enfin, je devrais plutôt dire une fois de plus, car la peinture, notamment celle des trois dernières décennies, ne cesse de contredire sa fin toujours annoncée et se paye même le luxe de reprendre régulièrement pied dans les avant-gardes de l'art contemporain).
Mais attention, pas n'importe quelle peinture.
Celle qui, comme dans les tableaux de Lichtenstein, se réinvente au contact de la culture populaire (que les sociologues appellent la culture de masse non sans quelque condescendance), de cette iconographie puissante dont Vincent Michéa retient, en dehors de tout jugement de valeur, la force d'impact, le dynamisme vitaliste, la capacité à recycler les codes du grand art, avec une prédilection pour les modèles des années cinquante à soixante-dix, les plus prosaïques parfois ou les plus extatiques. Car pour renouer avec la peinture sérieuse des grands Anciens ou des grands Modernes, il fallait que Vincent Michéa s'adressât à un art populaire qui ne se prenne pas au sérieux, à l'instar d'un Lichtenstein réévaluant la grande peinture à travers le langage simplifié des comic strips. C'est la raison pour laquelle, avant de trouver sa nouvelle manière de peindre en 2002, Vincent Michéa a copié pendant trois ans les pochettes de disque des orchestres populaires africains de sa collection (il vit à Dakar une grande partie de l'année), ce qui constitue, on s'en doute, un véritable travail de forçat quand on sait le nombre d'heures requis pour reproduire la trame d'une image point par point, redessiner les caractères typographiques à la main et copier les motifs ornementaux de la pochette – les rubans, guirlandes, cartouches, étoiles et autres médaillons – comme autant de figures rescapées du grand décor classique, il est vrai schématisé dans l'ornementation stéréotypée du disque, notamment en Afrique subsahararienne où les modèles sont ouvertement empruntés à l'iconographie du jazz américain.
Là encore, le travail de Vincent Michéa tient de la reproductibilité mécanique, ce d'autant qu'il s'agissait clairement pour lui d'un temps nécessaire de décantation, d'une manière de laisser retomber le pathos de la peinture gestuelle afin de réapprendre, dans la lenteur, les fondamentaux d'une peinture construite. Aussi, n'est-il pas surprenant qu'à travers un travail mécanique de copie de l'iconographie populaire, Vincent Michéa se soit bel et bien réapproprié la pratique académique de la peinture savante fondée sur l'exactitude du dessin, l'application minutieuse des couches successives et des glacis, l'exécution homogène des aplats et la production volumétrique des modelés, la progression rituelle des processus de fabrication; tout ce qui constitue la capacité illusionniste de reproduction. De sorte que la monotonie mécanique du process industriel actualise en réalité la grande tradition classique (qui on le sait, notamment avec les perspecteurs et leur usage de la camera obscura, avait recours, elle aussi, à des procédés mécaniques de restitution de la surface visible des choses) (2). Car ce qui se joue dans l'art de Vincent Michéa, c'est la possibilité de réinventer le grand art par le petit, le tableau de maître par le travail ouvrier; c'est la possibilité de réenchanter le monde par l'industrie, l'industrie graphique surtout, dont la lisibilité des codes sert en réalité la clarté formelle de la grande peinture. Au point que je soupçonne chez Vincent Michéa cette ambition toute cézannienne de «faire quelque chose de solide et de durable comme l'art des musées», et peut-être même de caresser ce rêve secret de «mettre comme Poussin de la raison dans l'herbe et des pleurs dans le ciel»; là où la raison dans l'herbe tiendrait des codifications graphiques et où les pleurs dans le ciel seraient plutôt de la compétence du cinéma (aux quelques anges près qui flottent au delà des nuages dans les anciens tableaux) et de la volatilité même de ses images, à commencer par la scène emblématique du baiser, sorte de cristallisation affective qui noue ou dénoue le drame du film.    


Vincent Michéa : Anita Ekberg et Marcello Mastroianni dans La Dolce Vita de Federico Fellini, 1960

Il était donc naturel que Vincent Michéa, puisant ses histoires dans la culture populaire comme dans les modèles de la peinture narrative, s'emparât de ces grands récits modernes que sont les films, que l'on parle ici de cinéma d'auteur ou du cinéma des grands studios, les deux pouvant se confondre puisque le cinéma peut se concevoir en même temps comme art et comme industrie, comme vision du monde ou production d'images destinées à la grande consommation.
En cela, les tableaux de Vincent Michéa agissent comme des lieux de mémoire, même si, en l'occurrence, notre mémoire est oublieuse et que nous serions bien en peine de dire ce qui précédait ou ce qui suivait le baiser dans les films choisis, à l'exception notable de La Dolce Vita dont la séquence de la Fontaine de Trevi appartient désormais au corpus iconographique de l'art du vingtième siècle. Et contre l'oubli, on dirait que Vincent Michéa tend dans une salle obscure un miroir à nos souvenirs cinéphiles, une paroi de verre qui n'est plus la fenêtre de Léonard ou de Dürer, mais quelque chose approchant les plaques de verre argentiques des premières photographies qui recueillaient l'aura des êtres disparus – comme si le peintre retrouvait le geste amoureux de la fille de Boutadès le potier de Corinthe, laquelle aux dires de Pline l'Ancien inventa la peinture en délinéant sur un mur l'ombre de son amant parti pour un long voyage – de telle sorte que, plus qu'une collection de belles images nostalgiques, les tableaux de Vincent Michéa s'offrent au regard comme les reposoirs immobiles de notre imaginaire collectif.
Sans doute, devrions-nous percevoir dans ces peintures comme un écho atténué aux contractions iconographiques de Roman Cieslewicz, dont Vincent Michéa fut l'assistant pendant quelques années, et pour qui une image, à commencer par l'affiche, se devait de produire une intrigue et de donner matière à penser. Car l'enjeu n'est pas seulement ici de recueillir, il est d'abord de raconter. Or, ce faisant, le peintre comme le graphiste retrouvent la grande leçon d'Alberti dans son Traité de la Peinture, qui recommande de penser le tableau comme une historia, c'est-à-dire d'annexer la peinture au récit (l'ut pictura poesis, même si le code graphique résiste ici à la narrativité) pour raconter des histoires par les images et donner une forme visuelle aux mythes, ce qui, on le sait, est aussi une activité de prédilection du cinéma. Et même, si j'en crois Pierre Grimal qui définit le mythe comme «un récit se référant à un ordre du monde antérieur à l'ordre actuel […] et destiné à expliquer une loi organique de la nature des choses» (3), je dirais que les baisers de cinéma représentent la forme contemporaine du mythe primordial d'Éros, non seulement en tant qu'amour fusionnel et sexualisé, mais plus encore en tant que pulsion de vie (Freud) ou force cosmique qui, chez les Grecs anciens, met en mouvement tout l'Univers et, avec lui, les hommes et les femmes dans leur attraction réciproque. Dans le flux photo-érotique du projecteur, le baiser est donc bien cette image absolue et indépassable du cinéma. Une image qui semble tout comprendre et ne rien exclure malgré le cadrage serré, car le baiser contient en lui la promesse du monde dont il condense l'espace et le temps. En cela, il commence une histoire ou alors il en porte la fin, la finalité d'une rencontre par sa résolution charnelle, ou tout simplement la fin du film.
Et c'est ainsi depuis le célèbre baiser d'Anne et Joachim dans La Rencontre à la Porte d'Or, peinte à fresque par Giotto au début du quatorzième siècle dans la chapelle de l'Arena de Padoue (4). Le baiser referme l'histoire d'Anne et Joachim qui auront désormais une descendance pour laquelle il ouvre une nouvelle histoire en la personne de Marie, leur fille, et de Jésus à la génération suivante; en même temps qu'il déclenche un coup de foudre entre le berger qui accompagne Joachim et la première des suivantes d'Anne, regard désirant qui, à son tour, se résoudra en un baiser jusqu'à sa probable consommation sexuelle, comme si l'histoire s'enchâssait en une mise en abyme de la conception immaculée de Marie (le baiser d'Anne et Joachim suffit à la concevoir) dans la promesse d'une conception charnelle qui assurera la pérennité biologique de l'espèce. Ce qui, on l'admettra, fait beaucoup pour un seul baiser, mais Giotto pense en homme de théâtre en même temps qu'il invente l'art moderne, et si ce baiser est resté fameux entre tous c'est que la rencontre qu'il provoque entre les visages des deux époux, entre le profil de Joachim et le trois-quarts d'Anne, est déjà une figure cubiste par laquelle en plus des lèvres, les yeux se touchent tout comme les auréoles fusionnent, comme pour abolir les distances qui normalement séparent les êtres dans la réalité physique. Pourtant, le baiser pose une limite: le contour du visage de Joachim le sépare encore du visage d'Anne, et une distance, assombrie par la présence d'une femme en noir qui se voile la face (l'allégorie du Remords?), sépare encore le berger de la suivante dans l'espace tridimensionnel de Giotto. L'image contient ici sa propre faille.

Mais la faille qui était si ténue chez Giotto devient béante chez Vincent Michéa où elle côtoie, dans le noir des tableaux, l'insondable et le gouffre. La faute au cinéma sans doute. À la vie peut-être. À la condition moderne de l'amour; car au cinéma, le baiser ne montre pas tant la fusion des êtres que la précarité fondamentale de leur rencontre, le moment qui précède leur séparation. Et ce qui intéresse Vincent Michéa n'est pas le baiser proprement dit, c'est l'interstice qu'il réserve entre les deux amants, cette zone de tensions dynamiques traversée par des forces contradictoires d'attraction et de séparation des corps, tension si forte que le vide intermédiaire en devient parfois, comme dans le baiser entre Bardot et Trintignant, un espace quasi suprématiste entre deux masses en conflit. C'est que l'espace de Vincent Michéa n'est plus l'espace volumétrique de Giotto, c'est un espace de la faille (non sans résonance, là aussi, à l'image faillée de Roman Cieslewicz) qui porte la limitation des êtres, entendue aux sens physique et métaphorique, un espace proposé à la vulnérabilité du sentiment amoureux, ce qui fait que, par la racine latine de la vulnera - la blessure - les baisers de Vincent Michéa me paraissent être des tableaux blessés qui recueillent les fragments de notre mémoire cinéphile, et avec eux les souvenirs de nos propres blessures existentielles.
Mais plus qu'un espace, il faudrait parler ici d'une atmosphère qui ne résulte pas tant d'un sentiment de précarité que du conditionnement matériel d'une peinture qui prend forme à travers son code de transmission (le trame de ses points) qui, bien au delà d'une marque de fabrique stylistique, affecte, en réalité, toute la signification du tableau et même son inscription dans l'histoire de l'art. Car cette trame semble voiler l'image d'une poussière de particules, ou si je reviens dans le champ lexical de la peinture, d'un sfumato qui estompe les contours des figures et adoucit la transition des plans, installant un espace (va)poreux parcouru de failles qui indétermine encore plus les repères et les distances. Mais un sfumato qui n'est plus vraiment un nimbe de lumière, bien plutôt une enveloppe d'ombre où les points assombrissent les figures quand ils n'opacifient pas toute l'image, dès lors reconstituée par le phénomène de persistance rétinienne.
En d'autres termes, Vincent Michéa définit par sa trame une forme graphique du clair-obscur, une écriture contemporaine de la grande peinture baroque avec ses masses d'ombre et ses surgissements de lumière, ses obliques, ses failles, cette aura sombre et mystérieuse qui flotte autour des êtres. Et ce faisant, il retrouve ainsi cette peur du noir qui fut sans doute celle de l'homme du dix-septième siècle confronté à un élargissement de l'Univers (souvenons-nous de l'introduction au pari de Pascal), mais sans aller jusque là, cette peur du noir qui fut et qui reste la nôtre. Peur du noir dis-je, ou par ambivalence, plaisir du noir; plaisir de glisser par métonymie, ou mieux par la grâce d'un travelling latéral, de la camera obscura du tableau à la salle obscure du cinéma, dont les images ne tiennent au fond qu'à un peu de lumière vacillante qui troue le noir d'un espace incommensurable. Et réciproquement, car le tableau agit ici comme une boîte noire qui enregistre la lumière imageante échappée du projecteur, à l'instant du baiser.

En cela, le clair-obscur ne modifie pas seulement la conscience perceptive de l'espace, il affecte aussi le temps. Ce n'est pas pour rien que le dix-septième siècle – le siècle du clair-obscur par excellence – est aussi le siècle des Vanités et autres allégories du temps qui passe. Et dans ce contexte, comme depuis toujours sans doute, la peur du noir n'est pas autre chose que la peur de la mort. Or il me semble que c'est précisément cette conscience qui est à l'œuvre dans la matière sombre de ces baisers. Et si peur de la mort il y a, c'est que nous faisons l'expérience physique du temps. Ce temps qui, dans les tableaux de Vincent Michéa, subit une distorsion entre la temporalité brève du baiser au cinéma et la temporalité longue de sa reproduction en peinture, du fait même de la fixité du médium. Aussi l'inscription du baiser dans ces deux qualités du temps touche-t-elle nécessairement à l'angoisse de la mort.
Car dans le temps court du cinéma, le baiser apparaît comme la valeur refuge des amants qui vont mourir et le savent bien. Il garantit à terme la possibilité d'une descendance, un peu comme si les acteurs commettaient  une variation charnelle du baiser d'Anne et Joachim, et par là-même se donnaient la possibilité d'échapper au temps court de la vie (et comme s'ils étendaient magiquement cette possibilité au spectateur par un phénomène d'identification). Ce que je dis là peut sembler excessivement biologique, mais en réalité c'est bien un problème d'ordre cinématographique. Car les acteurs en question doivent bel et bien se dépêcher, non seulement parce que leur vie est courte, mais parce qu'il convenait avant tout, dans les grands films des années cinquante et soixante qui constituent la matière des baisers de Vincent Michéa, que la jonction des lèvres fût singulièrement brève. C'est que le temps du baiser ainsi que sa technique – la pratique contre nature des lèvres fermées – ont été, on s'en souvient, verrouillés à Hollywood par le code Hays de 1934 à 1968, même si quelques réalisateurs un peu plus audacieux que d'autres on su transgresser les conventions, comme Fred Zinnemann dans Tant qu'il y aura des hommes avec Burt Lancaster et Deborah Kerr, dont le baiser en effet très long (et on les comprend!) est représenté dans la série de Vincent Michéa, sans parler ici de toutes les astuces pour contourner la censure (ainsi celle de Billy Wilder dans Certains l'aiment chaud, dont on peut compter encore longtemps la durée in extenso du baiser entre Marilyn Monroe et Tony Curtis dans la séquence du yacht) (5). En mettant hors catégorie Et Dieu créa la femme et La Dolce Vita, en relevant par ailleurs que les baisers choisis par Vincent Michéa ne sont que partiellement concernés par le code Hays (on ne prend jamais assez de précautions), c'est quand même bien pour les prolonger au delà des trois secondes théoriquement imparties, comme un clin d'œil aux fameux baisers de trois minutes enchaînés par Warhol dans Kiss (6), que Vincent Michéa les étire dans une temporalité élastique, lui qui voudrait sans doute les éterniser grâce au pouvoir de fixation de la peinture. Autrement dit, le meilleur moyen de court-circuiter les convenances morales, c'est encore d'arrêter le temps juste au moment du baiser.
Tant pis, j'ai trahi le secret.
Mais il y a plus grave. C'est ce à quoi le temps long nous expose.
Le problème est que Vincent Michéa cultive une conscience aiguë du temps, lui qui passe des journées entières à peindre ses tableaux comme pouvaient le faire les maîtres anciens qui, exécutant une nature morte, tenaient à y inscrire le temps et la valeur de leur travail (à travers le motif d'une montre ciselée par exemple), comme le temps de l'existence toute entière hypothéquée par la présence allégorique de la mort. Et comme un écho à ces allégories du passé, c'est précisément le temps long – dont la poussière des points n'est en réalité que le marqueur, le symbole d'une mécanisation du travail pictural comme celui d'une finitude refoulée au bord des êtres – qui assombrit ici les images d'une humeur noire. La mélancolie submerge les tableaux de Vincent Michéa, dont les couleurs elles-mêmes – les jaunes, les oranges, les roses, les bleus posés en une couche uniforme – ces souvenirs des saturations chromatiques du technicolor, ces couleurs brillantes de l'érotisme ou de la nuit, fût-elle américaine ou fellinienne, se sont ternies comme si nous les percevions à travers ces lunettes anaglyphes des vieux films en relief, des lunettes un peu passées de mode dont les gélatines se seraient opacifiées comme les vernis des anciens tableaux.   
C'est que ces grands baisers de l'histoire du cinéma, eux-mêmes empruntés aux récits héroïques des temps modernes, ont une propriété remarquable qui ne saurait échapper à la sagacité des cinéphiles : tous ces baisers qui semblent tenir par nature de l'ici et du maintenant, d'une tentative du désir de s'assouvir en une seconde fulgurante, appartiennent en réalité à un passé révolu, celui de l'apogée du cinéma, et ils furent joués par des acteurs qui sont morts, ou pire peut-être, qui ont perdu leur jeunesse.
Au fait, qu'est-il advenu de B.B.?
Et on se surprend à penser, en regardant Marcello Mastroianni venir, transi, poser les lèvres sur celles d'Anita Ekberg, non plus seulement au baiser de La Dolce Vita dans la Fontaine de Trevi, mais nous qui ne sommes plus tout à fait de cette époque, à cette projection nostalgique du même baiser dans Intervista vingt-sept ans plus tard, sur un drap sorti d'un tour à la Méliès (exécuté par Mastroianni dans le rôle du magicien Mandrake), une mise en abyme au sens littéral et funeste du terme, image primordiale de l'écran de cinéma où ne flottent plus que les fantômes bleutés d'une jeunesse évanouie (7); mais aussi, si nous revenons au tableau, lui-même opacifié par une couleur bleu nuit, nous pourrions reconnaître dans ce drap l'image primordiale de la toile/miroir qui vient figer ces fantômes dans une immobilité qui pourrait apparaître chez Vincent Michéa, aussi bien comme la conjuration de leur disparition – arrêter le film pour éterniser le baiser là où Fellini escamote le drap – que comme Triomphe de la Mort qui aura toujours raison du mouvement de la vie, du mouvement de l'image et, en fin de compte, de l'image elle-même, du baiser qui n'est déjà plus ici qu'une rémanence, en mémoire de ces portraits antiques qui nous regardent dans Roma, autre film de Fellini, et qui s'effacent en quelques secondes lorsque les ouvriers du métro souterrain et les journalistes qui les accompagnent pénètrent dans un lieu étrange qui semble être une villa romaine, en pratiquant un trou dans le mur qui fait entrer l'air et le temps, la corrosion et la corruption, sans que l'on puisse remédier à l'inéluctable disparition des images, alors consommée en un terrible spectacle thanatographique, celui d'une seconde mort, d'une seconde décomposition (8).
À l'évidence, le travail de Vincent Michéa enregistre bien un processus de disparition, car les images de ces baisers mythiques commencent à s'effacer des pellicules (au moins au sens métaphorique, si on ne tient pas compte des restaurations effectuées), comme elles disparaissent progressivement de nos mémoires. Vincent Michéa peint les fantômes en sursis d'un musée imaginaire du cinéma, et comme dans le grand art baroque dont le clair-obscur hante encore les salles, ses tableaux opposent une galerie de Vanités aux séductions du grand écran, comme s'il fallait les regarder littéralement comme des natures mortes du cinéma.


Vincent Michéa, les sept baisers, vue d'ensemble de la série dans le cinéma de plein air de l'École supérieure d'arts visuels de Marrakech

Mais parlons magie si vous le voulez bien, celle du diégétique contre le profilmique, ou en peinture celle de la poiesis contre la mimesis. Car la surface imageante du drap de Mandrake produit-elle vraiment une illusion? C'est oublier un peu vite que le baiser entre Mastroianni et Anita Ekberg fut un jour bien réel quand bien même fût-il joué, et il n'est pas interdit de rêver que les acteurs aient effectivement passé la langue en douce, ou alors franchement, la pratique étant assez répandue, dans ce baiser comme dans tous ceux de la série, fort heureusement pour l'intérêt érotique de la chose. Et il ne me semble pas que Vincent Michéa, pas plus que Fellini, qui sont tout de même des gens avertis (Fellini se présentait lui-même comme un grand menteur), s'inscrivent sans faux-semblants dans la thématique classique de l'illusion et de sa condamnation philosophique. C'est tout le contraire en vérité, et si illusion il y a, elle voudrait servir ici un surcroît de réalité, c'est-à-dire acquérir une valeur anthropologique, si ce n'est une fonction apotropaïque. La magie encore, mais pour éloigner quoi? Or, ce que Mandrake produit avec ce drap qui flotte lui-même comme un fantôme, ce n'est pas une illusion, mais c'est bien une apparition, quelque chose qui relève de l'épiphanie, un moment de grâce plus que de désenchantement. Car c'est là l'art véritable du magicien: faire apparaître (il est vrai indissociable de son pendant funeste du faire disparaître), élargir les possibles de notre conscience perceptive et, en l'occurrence, remonter le temps pour éloigner de nous ses outrages, ne serait-ce que l'instant d'un tour, la parenthèse d'une mise en abyme pendant quelques secondes volées à la décrépitude d'Anita Ekberg (Mastroianni, lui, s'en tire mieux, mais le maquillage de Mandrake cache trop les rides pour être véritablement cosmétique).
On se prend alors à rêver : et si Vincent Michéa recommençait à travers sa peinture la scène finale/primordiale du baiser, pour lui aussi remonter le temps? La reprendre sans cesse pour réactiver notre mémoire endormie, pour redonner vie à ces êtres disparus, faire réapparaître les visages effacés du métro de Rome et la jeunesse des baisers éculés de nos pellicules? Mais nous savons bien que ces rémanences n'auront elle-mêmes qu'un temps, que la résurrection de la chair n'a pas vraiment cours dans le monde de la physique ou dans celui de la chimie des couleurs. La série de Vincent Michéa pour sept baisers au cinéma blesse nos souvenirs d'une empreinte élégiaque, et il est vrai que depuis les temps antiques l'amour a toujours partie liée à la mort.
Pourtant, Vincent Michéa y croit toujours, lui qui repasse l'image avec un peu de peinture pour l'empêcher de disparaître, quand bien même la conscience de la perte assombrirait ses tableaux. Ce qu'il accomplit n'est pas autre chose que le travail modeste du moine copiste, où la fatigue du geste mécanique côtoie l'expérience métaphysique de l'écriture. Mais bien plus que de copie, il faudrait parler ici de palimpseste – à cause, bien-sûr, du métalangage graphique qu'on rencontre dans ces tableaux et qui affecte notre perception du film, en modifie les cadrages ou rapproche les amants pour les nécessités de la composition – mais surtout pour l'image seconde et recouvrante de la peinture, ce qu'on pourrait appeler ici une ciné-peinture, cette sorte de méta-texte codé en signes iconiques qui, privé de mouvement et de son, réécrit dans le silence irréductible le récit du cinéma, comme pour l'amener, par une suite de petits décalages successifs, vers des régions plus enfouies de notre conscience.  

C'est si peu de choses et pourtant beaucoup à la fois car ces petites actions du peintre engagent ici la survie de notre image et, avec elle, une part insoupçonnée de la continuité même du miracle de notre présence.
Et ce que Vincent Michéa entreprend, en même temps qu'il pose cette fine pellicule de peinture sur le grain recodifié du film, c'est cette tentative de retenir le cours du temps, de le ralentir au voisinage de la matière amoureuse, de ce trou noir du récit qu'est le baiser dans toutes ses condensations, comme pour prolonger les beautés immobiles de l'histoire de l'art et les émotions fugaces du cinéma, dans toute la masse de leur gravité et dans toute la grâce de leur vibration. Retenir en nous, encore un peu, ces images que nous avons tant aimées, dans leur résonance et dans leur pouvoir d'ébranlement.
Une dernière fois, avant la fin du film.

François.Legendre, janvier 2012.


(1). Jean-François Lyotard Esquisse d'une économie de l'hyperréalisme in revue de l'Art vivant n°36, 1973.
(2). David Hockney Savoirs secrets : les techniques perdues des maîtres anciens, Seuil, Paris, 2001.
(3). Pierre Grimal Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine, P.U.F, Paris, 1982.
(4). Giotto La Rencontre d'Anne et Joachim à la Porte d'Or, fresque de la chapelle de l'Arena de Padoue (ou chapelle Scrovegni), peinte vers 1304-1306.
(5). Certains l'aiment chaud (Some Like il Hot), film de Billy Wilder, 1959.
(6). Kiss, film d'Andy Warhol, 1964, 50 mn.
(7). Intervista, film de Federico Fellini, 1987.
(8). Roma, film de Federico Fellini, 1972.