Cette adresse email est protégée contre les robots des spammeurs, vous devez activer Javascript pour la voir. est graphiste plasticien. Il vit et travaille à Lille. Fondateur et directeur du bureau de design graphique EPICTETUS, Denis Toulet s'est spécialisé dans la communication culturelle et la communication de territoires. Une grande partie de sa production est visible sur le site suivant.

Pour une éthique du signe
à propos des images de Denis Toulet

Une évidence s’impose pour qui regarde la production de Denis Toulet depuis le début des
années 1980. Elle affronte la multiplicité des représentations qui parcourent la planète et
ses images semblent affectées par le désenchantement des utopies, la crise des finalités
historiques, par cette condition postmoderne(1) du renoncement à la transformation
prométhéenne du monde, en même temps que par la multiplication des paradigmes du
savoir dans les champs de la science, de la technique ou de l’information.
Dès lors, il est aisé de percevoir que les images de Denis Toulet participent d’une hybridation
plus large des référents culturels, qu’elles résonnent de cette fragmentation contingente à
nos existences mondialisées qu’enregistre une surface visible traversée de récits multiples,
de citations éparses, de trous de mémoire, d’objets rébus, de jeux de formes, de tous ces
procédés plastiques du traitement de l’image qui se sont développés depuis les années 1980,
issus du montage cinématographique, de la vidéo, de la télévision et de l’image numérique :
superpositions de trames, transparences, esthétique de la diaphanéité, projections d’images
sur objets ou sur corps, segmentation de l’image en trames horizontales à la manière de
l’ancien standard des lignes télévisuelles.



Ici, il convient toutefois de se méfier des évidences trop apparentes. Une lecture plus attentive
aura tôt fait de nous faire comprendre, qu’à l’inverse des tendances proliférantes si
répandues dans le design graphique des vingt dernières années, la pratique de Denis Toulet
est régie par une économie du signe, un art consommé de la litote, une volonté de silence.
L’enjeu est ici la neutralisation des codes plastiques par laquelle Denis Toulet se retient de
vouloir faire sens avant même d’avoir pensé la forme, d’avoir pesé le pourquoi d’un point,
d’une ligne ou d’un signe. Sans doute est-ce parce que la sensibilité de Denis Toulet est
plus moderne que post moderne, lui qui travaille inlassablement à recentrer l’image sur
l’adéquation élégante de sa plastique à sa fonctionnalité, à délimiter ce qui constitue la
spécificité de la communication graphique par rapport aux autres images et aux autres
médias du monde contemporain.

 


En cela, sa pratique se démarque assez nettement d’une plastique de l’inflation et de la
saturation des signes, du défaut comme de l’excès de sens, de l’opposition des parties au tout,
de l’instabilité des formes et de leur vitesse de défilement. Á l’esthétique déconstructiviste
apparue dans les années 1980, au renversement des formes et au conflit des représentations,
Denis Toulet oppose l’alternative constructiviste – des signes construits dans de l’espace et
du temps construits – ce temps progressif du signe en train de se faire, en retrait du temps
bousculé de l’environnement social.



C’est que l’esthétique de Denis Toulet se fonde sur une éthique de la réponse, ou pour le dire
autrement sur le sens de la commande, comme on parle d’un sens de la forme en art ou
d’une solution élégante en mathématique ou en physique. Tout est affaire d’économie
et de lisibilité : aller un peu plus loin que la commande sans toutefois trop l’excéder, la
contourner pour mieux en résoudre la problématique, en envisager la centralité comme les
afférences pour finalement l’accomplir selon des critères pertinents.
Ainsi, pour Denis Toulet comme pour les constructivistes, la réponse passe nécessairement
par le respect des propriétés du matériau sans qu’on lui impose de l’extérieur une
forme étrangère qui le contraint. Á ceci près que par la notion de forme étrangère il faut
entendre ici une signification forcée, intentionnelle, qui s’inscrirait dans une idéologie de
la transparence du médium au message ; et par matériau il faut comprendre la matière du
signe avec laquelle le graphiste agit dans le corps social, et avant cela la matière première
même de la commande, la façon dont elle est posée, bien ou mal définie, dans la clarté de
ses pré requis comme dans ses attentes insoupçonnées, le substratum questionnant dans
toute l’épaisseur de sa contrainte.
Dès lors, ici, la fonction du graphiste est de réintroduire la préoccupation plastique au centre
même de la commande, de réinvestir la nécessité artistique dans le champ de l’utilité
publique afin de produire une image qui puisse élever celui qui la reçoit, une image sans
tricherie dont la signification prend corps au niveau plastique et qui s’apprécie dans la
beauté d’une composition, dans la raréfaction des signes et l’expérience directe de leur
chair.

Cette expérience du signifiant qui ne s’éprouve ici que dans ce lieu aérien que Denis Toulet lui
assigne : un espace suprématiste vide et blanc où se déploient librement les formes et où
se font jour, dans leurs interstices, les tensions qui les attirent et les repoussent, tensions
par lesquelles le tissu du récit se contracte ou se dilate dans un milieu dynamique fait
d’espace-temps. Un lieu où les signes paraissent flotter dans un état d’apesanteur qui
aurait perdu la polarité rassurante du sol, comme s’ils menaçaient de tomber dans ce vide
constituant de la page, ce rien du fond qui leur confère en retour une présence exacerbée,
problématique, presque inquiétante dans la beauté du vertige.

Aussi, ce qui compte le plus chez Denis Toulet ne réside pas tant dans les choses elles-mêmes
que dans ce qui se joue entre les choses, dans cet intermédiaire qui se s’énonce pas et
pourtant exprime, un petit rien, la part du vide, l’aspiration d’une vacuité incommensurable ;
cette parenthèse du regard que les Japonais appellent le Ma, un espace entre un signe et
un signe, un mot et un autre mot, une suspension entre deux occurrences pour créer un
vide, un néant, une parenthèse de l’évanescence, un lieu évanoui ; pour Denis Toulet un
espace en attente, un silence de l’espace vide, le silence de la page blanche en attente de
son premier signe, d’un premier son. Car l’espace de Denis Toulet est un lieu sonore, une
modalité visuelle de la musique : un point produit un son. Un autre point produit un autre
son, un contrepoint. Et ainsi de suite : une ligne, une forme, une couleur, un mot. Tout est ici
matière sonore, parole inextinguible des objets graphiques et des choses qu’ils expriment.


Et on mesure alors l’ambition d’une telle entreprise qui tient à la fois de la signification
plastique, musicale et poétique des signes. Car chaque entité graphique qu’emploie Denis
Toulet doit résonner de l’être qu’il décrit, et ceci est particulièrement vrai pour les signes
typographiques tant pour Denis Toulet, comme pour les poètes depuis Cratyle en passant
par Mallarmé, les mots, au fond, loin d’être arbitraires, ressemblent aux choses, ils parlent le
même langage. La musique des signes voudrait ici recouvrer la musique du monde. Ce qui
fait que l’espace sonore s’accomplit en un espace signifiant où chaque entité graphique,
chaque qualisigne porte son propre timbre, sa propre vibration de chose, en même temps
que sa durée particulière ; puisque, nécessairement, la production de sens n’est pas ici
séparable de la production de temps.


Il y a chez Denis Toulet un récit qui s’énonce dans un espace-temps de la beauté graphique,
un espace-temps élastique ou contractile, fait de lenteur et de contemplation, dont le
déploiement semble faire écho au modèle prégnant de la croissance végétale : avez-vous
remarqué le nombre de plantes qui poussent dans les compositions de Denis Toulet ? Tous
ces végétaux dont la croissance est patiemment décrite depuis la graine, la jeune pousse,
le bourgeon, puis la feuille ou l’épine, enfin le fruit jusqu’à complète dessiccation, cette
dessiccation qui fascine tant Denis Toulet parce que sans doute elle témoigne d’un temps
ralenti qui continue d’agir derrière le temps social, d’un fruit qui s’amenuise à la graine,
d’une chair qui se ratatine à son signe, d’une musique de la croissance qui se fige dans les
replis sourds de la mort.


Toute une nature naturante est à l’oeuvre dans les images de Denis Toulet, un naturalisme
habité d’esprit qui infléchit quelque peu ses orientations esthétiques vers une position
kantienne. Le beau naturel est ici la matrice qui informe le beau artistique, ou du moins
qui en induit les mécanismes producteurs : la croissance, la diaphanéité, la résonance,
la compression ou l’expansion. Pourtant, ce naturalisme ne va pas de soi. La position de
Denis Toulet est paradoxale quand on connaît les outils technologiques avec lesquels
tout graphiste travaille aujourd’hui, qui permettent de produire des images virtuelles
hautement sophistiquées qui, bien au-delà de l’illusionnisme classique, consacrent le règne
sans partage de l’artifice. Mais le paradoxe n’est qu’apparent, car on sait depuis Zeuxis
et Parrhasios(2) que l’artifice a la faculté de se nier en tant que tel et de se faire passer
pour naturel grâce à la technicité même de ses moyens. Surtout, pour Denis Toulet, le beau
naturel reste encore cette instance où s’expérimente le jugement de goût décrit par Kant
comme un moment de raison pure et désintéressée. Et c’est à ce jugement de goût que
Denis Toulet cherche à donner un champ social, comme s’il s’ingéniait, à travers son art, à
instituer une sorte de service public du goût par un travail de diffusion de la forme juste et
de la signification maîtrisée.
Aussi, pour réussir dans cette entreprise d’édification, Denis Toulet agit aux deux pôles de
la production graphique. Le premier, celui de la fabrication de l’image, en s’efforçant de
déterminer l’expression la plus appropriée à la commande, sa formulation la plus serrée,
selon un principe d’économie du signe qui réinterprète aussi bien le plasticisme de De Stijl
et sa culture de la forme que la rigueur du graphisme suisse, ce que j’ai appelé plus haut le
sens de la commande ou l’éthique de la réponse.
L’autre pôle est celui de la réception de l’image qui touche directement l’usager de cet espace
public où s’actualisent les signes. C’est à ce citoyen regardant que Denis Toulet veut
restituer dans une optique kantienne l’expérience du jugement de goût grâce à la beauté
plastique de ses compositions, afin de lui faire éprouver l’harmonie de toutes ses facultés
de représentation et d’imagination, autrement dit, afin de lui permettre de recouvrer une
position active dans le monde, d’agir sur les choses en goûtant à leur présence et à la
présence des signes qui les racontent.

C’est tout l’enjeu de la pratique de Denis Toulet : nous réapprendre à apprécier la plastique des
signes pour mieux les lire et percevoir l’épaisseur de leur sens, nous ouvrir les yeux pour
libérer en nous une capacité de regard sur le monde et sur l’appréhension de ses possibles.
C’est modeste, ce n’est certes pas produire une révolution ou construire un nouvel homme,
c’est juste redonner sens à ce qu’il voit. Et en même temps, c’est beaucoup. Car c’est un acte
politique. Et ça s’appelle de l’art.

F. L. février 2010

(1) La condition postmoderne est le titre d’un des essais les plus connus de Jean-François Lyotard, publié en 1979, qui a popularisé la notion de postmodernisme. Pour Lyotard, nos sociétés postindustrielles sont confrontées à la faillite des grands récits de la modernité – notamment ceux liés à l’émancipation de l’Homme par la raison ou le progrès, au
sens de l’Histoire et à la possibilité de transformer le monde – du fait des démentis historiques et du développement des savoirs scientifiques qui les invalident, comme de l’informatisation de la société qui réduit le savoir à une simple « marchandise informationnelle ».

(2) Zeuxis et Parrhasios sont deux des plus grands peintres grecs de la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C., qui selon Pline l’Ancien (Histoire naturelle, XXXV, 36) se sont affrontés à l’occasion d’un fameux concours, probablement légendaire : Zeuxis avait peint un tableau (probablement de l'encaustique sur bois) sur lequel il avait représenté une grappe une grappe de raisin (un tableau souvent confondu avec un autre où il avait figuré un enfant tenant une grappe de raisin), restituée de façon si illusionniste que les oiseaux eux-mêmes s’y trompèrent et vinrent picorer l'image. Certain de l’issu du concours, il invita alors son grand rival Parrhasios à dévoiler son propre tableau qui était selon l’usage recouvert d’un rideau.
Parrhasios n’en fit rien, ce qui obligea Zeuxis à aller enlever le rideau lui-même, pour s’apercevoir aussitôt qu’il n’était en fait qu’un rideau peint en trompe-l’oeil. Zeuxis reconnut alors sa défaite, car il n’avait réussi qu’à tromper les oiseaux alors que Parrhasios avait trompé le grand Zeuxis.