Poète, peintre, plasticien, Paul Mayer (1922-1998) s’est engagé après la Deuxième Guerre mondiale dans l’aventure du lettrisme et du surréalisme révolutionnaire. La poésie-peinture de Paul Mayer peut se rattacher à l’abstraction lyrique, mais elle se conçoit autant comme une forme de l’écriture automatique que comme une somme de destructions du récit pictural, puisque l’artiste inclut le feu dans ses médiums et brûle toujours plus ou moins ses compositions. Au-delà, Paul Mayer a toujours cherché à étendre la poésie au champ de l’action politique. Il s’est engagé contre la Guerre d’Algérie et a été à partir de 1969 l’une des chevilles ouvrières de la création de l’Université de Picardie à Amiens qu’il a dotée d’une faculté d’arts plastiques, d’une association culturelle et d’un Centre de liaisons et d’échanges internationaux, en plus de ses propres activités d’enseignant (Paul Mayer était germaniste) et bien sûr de sa production poétique et plastique. Vous pouvez consulter le site de Paul Mayer à l'adresse suivante : www.https://paulmayer.fr
Le texte qui suit a été publié dans le catalogue de l’exposition Paul Mayer organisée en 2008 par l’Université de Picardie Jules Verne, à l’occasion du dixième anniversaire de la disparition de l’artiste.

memoire du feu, techniques mixtes combustion, sous plexiglass
Orphée et son double, une poésie pour accoucher un nouveau monde.
C’était un jour de 1962. Paul Mayer sortit de l’atelier, il se mit en quête d’un arbre mort et une fois l’objet choisi, il y mit le feu. L’époque était à la performance et on se souviendra qu’Yves Klein qui allait bientôt disparaître, avait expérimenté l’année précédente ses peintures de feu et autres combustions au centre d’essais techniques de Gaz de France. Mais si pour Klein le feu libère les couleurs primordiales de la vie dans toutes les résonances spiritualistes de l’or, du rose et du bleu, chez Paul Mayer le feu est bien davantage le médium d’une mise à mort dont l’embrasement est l’action génératrice et la combustion le processus entropique qui dégrade la peinture ou le poème - comme l’arbre – vers le noir de la brûlure et, en fin de compte, vers l’indétermination de la cendre. Car le feu vise ici la disparition et si Paul Mayer réitère jour après jour l’embrasement c’est, à mon sens, que tous ces feux commençants peuvent s’interpréter comme autant de rémanences des incendies de guerre, la guerre d’Algérie - qui s’achève l’année même de l’embrasement de l’arbre - n’étant au fond qu’une reviviscence des traumatismes subis durant la Deuxième Guerre mondiale. C’est la raison pour laquelle la peinture de Paul Mayer est avant tout une peinture hantée, où d’inquiétantes silhouettes s’avancent vers nous comme autant de cadavres qu’on alignait alors sur le sol, un sol presque toujours blanchi par une fine pellicule de neige - de la chaux ? - cette « farine rougie » (Algérie) qui devait sommairement recouvrir les corps d’un linceul trop translucide pour oublier. Il importe alors de ritualiser le feu pour conjurer le cortège des meurtres, de consumer toujours plus pour épuiser la consumation, de tout faire disparaître pour laisser place à un recommencement des mots et des choses enfin soulagés du poids de leur souffrance, comme pour préparer le réenfantement du monde dans les possibles de la poésie advenue.
Et quand ce n’est pas par le feu, c’est au rouleau que Paul efface les images incurables, ces petits rouleaux de mousse dont la texture irrégulière recouvre de bord à bord le champ pictural d’une trame floconneuse qui, à force d’être repassée, fait apparaître par couches successives une surface vierge offerte à de nouveaux récits, de sorte que la peinture au rouleau consacre le repentir là où le feu consacre l’immatérialisation.

peinture huile sur toile 21,3 x 17,5 photo : Didier Cry 2002
Aussi, la réitération de l’incendie pratiquée comme une série d’exactions que Paul Mayer commet avant tout à l’encontre de ses propres œuvres, s’inscrit-elle dans une poétique ambivalente et bien plus étendue de l’embrasement, laquelle me semble être régie par une logique d’augmentation des différents modes opératoires que l’artiste délègue ici au feu.
Un feu qui commence modestement à l’image du feu, selon le mode analogique d’un langage encore pictural. L’embrasement est alors signifié par un procédé d’application du médium liquide qui s’apparente au dripping, sous la forme d’un bombardement de gouttes de couleurs qui viennent s’écraser sur le papier ou la toile (Ombre sur archipel). Traduire le feu par la pluie relève assurément de l’oxymore, à ceci près que quelques unes des taches ainsi commises sont allongées d’eau ou frottées à la brosse, étendues en corolles comme si elles résultaient de gouttes bien plus grosses que les autres, faisant apparaître des soleils orangés, des étoiles qui éclatent, des géantes bleues mais d’un bleu sombre virant au soleil noir, « cet inévitable soleil qui se refuse » (Algérie) dont la capacité d’enfouissement en même temps que la force d’attraction pèsent tant dans la poésie de Paul.
Un autre mode est celui de la combustion par lequel le feu se fait médium de la peinture et le tableau se fait peinture de feu. Là, Paul Mayer embrase littéralement ce qu’il vient de peindre ou d’écrire, laissant progresser la combustion avant de l’arrêter, sauf accident plus ou moins voulu, à l’extrême limite des mots. L’homme contrarie le feu et la lutte d’influences se joue dans une temporalité assez courte mais suffisamment ralentie pour prendre conscience, à l’instar des vanités classiques, qu’il faut se hâter de regarder ou de lire avant que la flamme ne s’éteigne. Sauf qu’ici ce n’est plus la chandelle qui achève de brûler, c’est le tableau. De fait, si l’artiste n’interrompt pas le processus à temps, le champ pictural est toujours plus menacé de réduction, à un degré tel qu’il n’en subsiste bientôt plus que des lambeaux de couleurs, parfois enchâssés comme les reliques d’une chair noircie entre deux plaques de plexiglas, vitrail offert au soleil traversant en mémoire de l’antique peinture, à ce stade immatérialisée en lumière car, de toute façon, le feu a gagné.
Tant et si bien que dans le troisième mode opératoire il s’accroît d’une dimension supplémentaire et se fait sculpture de feu, feu qui affecte les formes privilégiées de la boule et de la colonne dans les actions artistiques de Paul Mayer. La boule de feu apparaît lorsque Paul embrase ses poèmes au fond d’urnes de verre transparent, comme pour faire le constat visuel d’une disparition du récit dans les flammes, même si quelques fragments de mots rescapés gisent encore lisibles parmi les résidus carbonisés qui jonchent le fond. Le rituel est sans conteste funéraire d’autant qu’il enregistre le spectacle d’une double mise à mort : celle de la poésie dont les urnes enferment les cadavres recroquevillés, mais aussi la mise à mort par privation d’oxygène de ces soleils qui s’embrasent dans les panses de verre pour s’effondrer en quelques secondes sur leurs réserves épuisées de combustible. De sorte que les urnes cinéraires sont aussi les tombeaux du feu, une collection d’incandescences vite étouffées qui résonnent comme une série de petites fins du monde.
Mais le feu peut renaître de ses cendres (Mémoire du feu), pas la poésie ou sinon par bribes. Son appréhension ne peut alors se concevoir que sur un mode archéologique, celui des fragments d’une bibliothèque brûlée, comme si elle appartenait désormais à un monde révolu, au langage désarticulé d’un récit devenu incompréhensible. Et quand on sait que Paul Mayer a fréquenté la poésie lettriste, je ne peux m’empêcher de penser que ces urnes qui bruissent de particules sonores quand on les agite, représentent le stade ultime de la décomposition des structures phonétiques de la langue, par le biais d’une proposition plastique qui radicalise la décomposition lettriste sur un mode littéral, à travers le paradigme de sa propre décomposition organique. Souvenons-nous, avec l’embrasement de l’arbre mort, que dans l’œuvre de Paul Mayer l’action du feu sort parfois des champs de la peinture et de la poésie pour étendre son entropie au monde extérieur. Or, dans le jardin de Paul se trouve un étrange monument, une structure d’attente offerte au feu, une sorte de cheminée à section carrée, dont l’appareil ajouré de briques posées en quinconce alterne les pleins et les vides un peu à la manière d’un motif de vannerie, qui fait que lorsqu’on allume le petit bois, la flamme suralimentée en air monte très vite dans le ciel. Il ne reste alors que l’évidence du feu, libéré de son combustible picto-poétique comme de toute fonctionnalité. Le trouble n’en est que plus intense, car ce feu grandissant est sans conteste emprunt d’une résonance cosmogonique comme si nous assistions à petite échelle à l’embrasement initial de l’Univers, sans doute la plus chaude des scènes primitives, en même temps que nous participons à un autre rite initiatique - plus inquiétant celui-là - la scène primitive de la barbarie qui ne se résout que dans la fascination reptilienne qu’exerce le feu et dans la pulsion de destruction qu’il induit. Fascination d’autant plus forte que le feu s’échappe bientôt par les vides ménagés entre les briques, qu’il excède l’espace du foyer et s’empare des interstices. Le fait peut sembler anecdotique, mais la structure interstitielle qui le sous-tend est fondamentale dans la pensée créatrice de Paul Mayer : l’interstice est toujours là où le feu passe. D’où il apparaît que la poétique de l’embrasement relève chez Paul d’une poétique de l’interstice plus signifiante encore, qui agirait comme le moteur premier de son propos artistique.
C’est que la peinture fonctionne avant tout chez lui comme l’espace interstitiel d’un récit imageant qui prend forme entre les mots de ses poèmes éclatés, un récit à travers lequel il convient de lire le texte entre les lignes, car la peinture et le feu qui s’y étendent ont déjà beaucoup de choses à dire. De sorte que la poésie spatialiste de Paul requalifie l’ut pictura poesis d’équivalence en résonance, car ce sont bien là deux formes d’un même récit monté des profondeurs, dont chaque terme agirait par irradiation comme le métalangage de l’autre. Dès lors, si la peinture s’inscrit dans les interstices du poème, les mots s’insinuent à leur tour dans les failles du continuum pictural, et à bien y regarder de près, les « éclats de poèmes » comme Paul les appelle, se détachent sur des petites réserves de blanc qui blessent le champ iconique de micro déchirures, quand ce ne sont pas des poèmes d’un seul tenant qui trouent le fond pictural, comme si l’écriture poétique sortie de la machinerie de l’arrière monde surgissait enfin au jour, devant le rideau de scène de la surface imageante. Ce qui fait que la poésie de Paul Mayer advient toujours dans les parenthèses du visible, dans ces interstices où les mots se mettent en quête des cols secrets qui relient le dicible à l’indicible, car chaque pays fût-il le plus improbable a ses cols cachés, « et là seulement commence mon pays, le pays du récit » avertit Peter Handke, mais c’est bien Paul qu’on croirait entendre à travers le monologue intemporel d’Homère, ce vieil homme maître du récit à qui Curt Bois prête son corps obstiné dans Les Ailes du désir (1). « Pourquoi tous ne voient-ils pas dès l’enfance les passages, les portes et les interstices en bas sur terre et en haut dans le ciel ? » se demande le conteur perdu au milieu d’un terrain vague. « Si chacun les voyait, il y aurait une histoire sans meurtre ni guerre. »

poésie peinture mine de plomb, feutre, mots manuscrits découpés huile et peinture glycérophatlique sur papier canson 66,5x50 cm
Et on comprend alors pourquoi Paul partage cette fascination qui parcourt toute la filmographie de Wenders pour l’errance de ces êtres qui côtoient l’interstice et le passage - à commencer par les anges et Paul veut croire aux anges car ils franchissent les murs - mais il croit aussi à Icare leur cousin tombé au champ d’honneur de l’insurrection poétique, et plus que tout autre à Orphée, la figure que l’on rencontre le plus dans sa poésie. Orphée son double, son lui regardant, qui explore les interstices des enfers pour tenter d’en faire revenir l’inaccessible beauté, de chanter pour réenchanter même les mondes voués au feu, ou plus ordinairement les lieux d’une errance déqualifiée. Aussi ne fallait-il pas s’étonner, à l’époque où nous étions ses élèves, de rencontrer souvent Paul entre deux portes et de le voir parcourir inlassablement les couloirs de l’université, ce que nous considérions, je l’avoue, avec un mélange d’amusement et de tendresse. Et Jean-Marie Lhôte met le doigt sur une vérité fondamentale quand dans un texte publié en 2001, il qualifie Paul « d’infatigable explorateur des interstices » qui « savait découvrir la faille où glisser ses leviers » (2). On ne saurait rendre un plus bel hommage à quelqu’un qui a su étendre la pratique de l’interstice du champ de la création poétique au champ de l’action politique et qui, à force d’investir les couloirs, de frapper aux portes des bureaux, de bousculer les inerties ou d’affronter les procédures, de mobiliser tout un appareil administratif aux seules fins gratuites de l’art, a réussi à faire vivre quelque chose de désintéressé au sein de l’institution, à inventer l’Institut d’Art du Logis du Roy, à lancer les cours publics de l’université à la Maison de la Culture d’Amiens, à présider l’Association culturelle de l’Université de Picardie, puis le Centre de liaisons et d’échanges internationaux, sans compter ses propres activités d’enseignement et son travail artistique.
Tant et si bien que l’œuvre de Paul Mayer ne s’est pas seulement jouée dans les limites de l’art, elle s’est affrontée aux territoires hostiles de la bureaucratie - comme celle de Kafka en son temps dont Paul connaissait si bien les interstices, en particulier ceux du Terrier et du Château – car c’est au plus loin de la poésie, dans les lieux du pouvoir, qu’il importe de bousculer le principe de réalité pour libérer les possibles d’une révolution non encore advenue, celle de la poésie totale. Il est vrai que Paul n’était pas tout à fait novice dans cet élargissement de la poésie à l’action politique, lui qui avait connu l’utopie lettriste et fréquenté le surréalisme révolutionnaire, à une époque où le poète Christian Dotremont qui en avait rédigé le manifeste de 1947, insistait sur cette idée qu’ « il n’y a pas de théorie révolutionnaire sans expérimentation révolutionnaire ». Bien sûr, l’expérimentation révolutionnaire est d’abord artistique et chez Paul la mise au feu des médiums traditionnel de la poésie et de la peinture peut être aussi interprétée comme une exaction de nature révolutionnaire, mais au-delà de la théorie, l’expérimentation révolutionnaire correspondait bien davantage chez Paul comme chez Dotremont à une praxis poétique, c’est-à-dire à un engagement résolu dans le monde qui visait à lui redonner sens et à libérer le corps social des forces considérables de l’autodestruction qui s’étaient déchaînées quelques années auparavant ; un peu comme si l’œuvre de Paul Mayer était animée d’une volonté de réparer le monde et qu’elle portait une dimension anthropologique, presque shamanique, qui n’est pas sans rappeler « le concept élargi de l’art » prôné par Beuys. En effet, Paul a toujours cru à cette possibilité de conscientiser le champ politique par l’action poétique (souvenons-nous du poème Algérie qu’il affiche en 1960 sur les murs, juste pour dire et ne pas taire). Et c’est à mon sens la raison pour laquelle il a sans doute compris, mieux que la plupart de ses contemporains, la portée réelle de la proclamation que Constant a publiée en novembre 1949 dans le n°4 de la revue Cobra sous le titre, C’est notre désir qui fait la révolution (3). Notre désir et non plus la seule raison dialectique. Et s’il y a une révolution que Paul Mayer a toujours cherché à accomplir, c’est bien celle de libérer du désir en nous - nous tous qui avons croisé sa route - ce désir d’habiter la concrétude du monde, ce désir de réinventer toutes les régions de l’existence, surtout celles des petites choses et des terrains vagues. Paul a ouvert en nous les interstices du possible poétique, le désir de rendre les hommes plus libres, le désir de les rendre au récit.
Et ce don gratuit du désir, ce don entier de lui-même aux autres en dépit des adversités et des inévitables déceptions, cette capacité intacte de s’émerveiller de la présence miraculeuse des êtres, cette beauté d’une conscience toujours nouvelle agissante au monde - et toute la beauté de son œuvre ! - c’est tout çà que nous retiendrons sans doute de Paul et bien d’autres choses encore.
Ce qui ne me console certes pas car je trouve désormais les couloirs bien vides, et que chaque jour « avant l’extinction des feux » - ce sont les mots de Paul dans sa dernière lettre - il me manque, il manque aux siens, lui qui s’en est allé rejoindre Orphée au pays du récit. Et toujours par les interstices. En silence. Comme pour s’excuser d’avoir pris congé des hommes.
François Legendre.
(1) Les Ailes du désir, titre original : Der Himmel über Berlin, film de Wim Wenders, 1987. Textes de Peter Handke et de Wim Wenders. (2) Jean-Marie Lhôte dans le n° 100 de Bouillon de Culture, revue de l’actualité culturelle de l’Université de Picardie, novembre 2001. (3) Constant Nieuwenhuys dit Constant, C’est notre désir qui fait la révolution, dans le n°4 de la revue Cobra, à l’occasion de l’exposition de novembre 1949 dédiée à l’art expérimental, première exposition du groupe Cobra au Stedelijk Museum d’Amsterdam.
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