Ces trois textes courts ont été écrits en 1998 sur trois tableaux de Goya, le portrait de Don Manuel Osorio Manrique de Zuñiga conservé au Metropolitan Museum of Art de New York, ainsi que La Lettre ou Les Jeunes et Le Temps ou Les Vieilles, tous deux conservés au Palais des Beaux-Arts de Lille. Ce travail m’a été commandé par Denis Toulet qui dirige l'atelier de design graphique Epictetus/Denis Toulet à Lille ce, à l’occasion de l’exposition Goya, un regard libre, organisée de décembre 1998 à mars 1999 au Musée de Lille par le conservateur de l’époque Arnauld Brejon de Lavergnée, conjointement avec le Musée du Prado à Madrid et le Philadelphia Museum of Art. Ils ont été publiés dans le calendrier de l’exposition, conçu à l'initiative de Denis Toulet qui en a dessiné la maquette, traduits en espagnol et en anglais, suivant une thématique articulée autour des trois âges de la vie. Par ailleurs, deux de ces textes intitulés Le regard au deuxième âge de la vie et Le miroir du troisième âge de la vie ont été publiés à l’initiative de Pierre Fresnault-Deruelle, sémiologue et professeur à la Sorbonne, sur le site du Musée critique de la Sorbonne : mucri.univ-paris1.fr L’iconographie correspondante aux deux derniers textes est reproduite sur le même site, tandis que le portrait de Don Manuel Osorio, décrit par le premier texte intitulé Le regard du premier âge de la vie est accessible sur le site du Metropolitan Museum of Art de New York.
Le regard du premier âge de la vieFrancisco Goya y Lucientes (1746-1828) : Don Manuel Osorio Manrique de Zuñiga, huile sur toile, Le portrait est un instant figé, condensation de la trajectoire existentielle du sujet peint. Ce portrait n’est pas celui de l’innocence. Le peintre joue avec l’image sociale de l’enfant ; l’enfant joue avec la liberté des oiseaux – les uns en cage en sont privés, l’autre en laisse en est frustré – lequel oiseau joue à son tour avec un papier sur lequel Francisco Goya a signé son œuvre sous l’emblème de la palette et des pinceaux. La mise en abyme aboutit au monogramme, mais le monogramme renvoie au jeu pictural ; et notre regard, tel l’oiseau, reste prisonnier de cette circularité du sens et du référent. Une inquiétude point. Le regard au deuxième âge de la vie
Le regard au troisième âge de la vie
GOYA Francisco de - Les vieilles ou le temps L’élément signifiant de ce tableau - sa clef d’interprétation - est le miroir. Dans la peinture occidentale moderne, le miroir, ou la surface réfléchissante, recouvre deux fonctions : une fonction narcissique, par laquelle le sujet réfléchi s’absorbe dans la contemplation amoureuse de son image, et une fonction temporelle d’accélération, par laquelle le miroir vieillit le visage qui s’y reflète, altère l’apparence et met en péril l’intégrité du sujet. Le miroir des Vieilles accélère radicalement le temps, à un point tel que ces deux femmes outrepassent le dernier âge de la vie pour confiner à l’outre-tombe ; leur condition de mortelles est signifiée par un masque cadavérique qui décompose leur visage à fleur d’os. Pourtant, l’activité de ces vieilles est paradoxale : bien que cadavérisées, elles se regardent auto-satisfaites dans le miroir. Un tel décalage procède, en fait, de la prééminence de la fonction narcissique : maquillées à outrance, vêtues de leur plus belle toilette de jeunesse, les deux coquettes accomplissent, à travers le miroir, un acte d’auto-érotisme morbide. En cela, ces deux femmes sont tellement habitées par le désir de mort, que leur identification relève de l’allégorie. La vieille de gauche aux orbites creusées, vêtue de noir et de grenat, semble personnifier la Mort qui tend le miroir de la fin à la vivante sursitaire, parée de blanc pour la noce funèbre. Derrière, Chronos, en Thanatos ailé, tient le balai, parodie du flambeau qui la guidera dans la topographie de l’Hadès. L’ultime question est posée crûment au revers du miroir : « que tal ? », « comment ça va ? ». Question par laquelle, et contre laquelle, la vieille coquette se jauge encore à l’article de la mort. Tout dans cette construction thanatographique semble montré, mais une image absolue manque : que voient les vieilles dans le miroir ? Ce que nous voyons d’elles dans le tableau ? Ou leur futur proche de cadavres ? Cette auto-contemplation procède assurément du thème classique de la vanité, transposé en une esthétique de la dérision. Pour autant, sommes-nous certains qu’il y ait même une surface réfléchissante de l’autre côté du miroir ? Sommes-nous certains que la mort soit un simple reflet de la vie, même dans la laideur ?
François Legendre
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