Ming Tong est un artiste chinois né en 1964 à Tianjin où il a suivi des études au département sculpture de l’Académie des Beaux Arts avant d’y enseigner la sculpture environnementale. Professeur à l’Université de Xiamen, il s’est installé en France en 1994.  L’activité artistique de Ming Tong, souvent déclinée autour de la thématique de l’écoute, s’étend aux médiums de la peinture, de la calligraphie, de la céramique et de la sculpture. Ming Tong enseigne actuellement à l’École régionale d’expression plastique de Tourcoing et à l’École d’art d’Arras.

Comme un bruit qui court au fond de nous.

L’homme est souvent l’homme d’une terre. Ming Tong appartient, lui, à ses deux côtés.
Ming Tong est un artiste chinois diplômé en sculpture environnementale de l’académie des beaux-arts de Tianjin où il a ensuite enseigné après avoir travaillé à l’université de Xiamen.
En 1994, il s’installe en France pour exercer une activité de sculpteur et de peintre, en plus des enseignements de dessin et de calligraphie qu’il dispense auprès des écoles d’art d’Arras et de Tourcoing. Ce qui l’intéresse dans l’enseignement artistique français, c’est la possibilité qui lui est offerte de repenser d’anciennes techniques graphiques pour un usage contemporain. Ce qui fait que l’art de Ming Tong excède la Chine. Il participe d’une mondialisation revendiquée qui l’inscrit fermement sur la scène contemporaine. Dès lors, sa pratique est clairement empreinte d’une trajectoire éminemment actuelle dont la bipolarité relie la Chine à l’Occident : à la tradition chinoise d’une recherche de la réalité fondamentale, d’un art du signe et d’une maîtrise du vide, il associe le goût occidental pour l’objectivation de la forme, la beauté de la composition et la tactilité des matières. Une dualité des référents dans laquelle on peut percevoir un écho de la grande peinture baroque ou du réalisme social du dix-neuvième siècle - entre la gamme argileuse d’un Rembrandt et la facture matérique d’un Courbet - comme l’assimilation des thématiques de la Chine populaire et de l’art chinois contemporain dans lesquels il s’est construit et dont les iconographies sont marquées par la prééminence de la figure humaine, tour à tour triomphante et contestée, en rupture avec l’ancienne tradition naturaliste.

sans titre, huile sur toile

À ceci près que les hommes décrits par Ming Tong ne sont pas des hommes nouveaux, ni même les hommes d’un ancien monde. Ils sont, c’est tout. Entiers dans l’instant de leur présence. Ils habitent leur corps et ils nous parlent de l’épaisseur des choses. Ils sont faits de chair et de sang, peints au lavis, à l’aquarelle ou à l’huile, taillés dans la pierre, modelés dans l’argile ou coulés dans le bronze. Et cette matière requise par l’artiste ne se contente pas de peser, elle pense ; elle installe de la signification. On ne peut être ici que frappés par l’attention avec laquelle Ming Tong investit les plissements de la chair, les rides, l’inscription du temps sur les visages des hommes et des femmes qu’il surprend en train de vivre. Un vieil homme sera traité en bois ou en bronze, matériaux susceptibles de mieux restituer l’expression graphique des accidents de la peau, là où un enfant au visage lisse sera travaillé dans le marbre poli d’un classicisme éternellement jeune. C’est ce que Ming Tong appelle faire ses gammes : accoucher la signifiance de la matière et capter la lumière qui s’accroche à la peau des vivants. Ce n’est pas autre chose que l’équation nécessaire au surgissement d’une présence.

Mais la présence ne tient pas uniquement à la concrétude des corps. Elle tient aussi au langage, avec tous ses possibles ou même ses inconnues et ce, au risque de l’impasse. Car les tableaux de Ming Tong procurent avant tout un sentiment d’étrangeté : plus qu’un travail à fleur de peau, c’est la mise à distance des modèles qui frappe ici et qui semble sortir les sujets de notre expérience anthropologique. Ce qui fait que les œuvres de Ming Tong ne sont pas toutes peuplées d’hommes mais bien plutôt de signes d’hommes, de simples silhouettes tracées en quelques coups de pinceau qui paraissent se tourner dans notre direction, presque s’avancer comme pour forcer la distance et essayer d’entrer en communication avec nous, même si d’autres figures sont assises et nous tournent le dos. Dans leur effort, ces ombres ne sont d’ailleurs pas sans nous rappeler les sculptures de Giacometti qui semblent vouloir accéder, comme elles, à un commencement de forme humaine. Aussi, par la façon dont elles surgissent dans l’être, posées là devant nous, les figures de Ming Tong nous tiennent déjà un langage, d’autant que l’artiste relaye parfois la proxémique par un autre donné à lire en marouflant du papier journal sur le fond partiellement recouvert de quelques unes de ses compositions. Mais ce qui s’offre comme un donné à lire pour le spectateur chinois, un métalangage explicitant le langage premier des hommes signes, apparaît pour nous Occidentaux comme un surcroît de donné à voir où le visible vient opacifier le lisible, puisqu’il s’agit de journaux chinois et que peu d’entre nous sont capables d’en déchiffrer l’écriture. Au mur de la distanciation s’ajoute alors le mur du langage. Dès lors, le récit ne se livre pas dans une compréhension immédiate, il reste suspendu dans sa mutité.

Pour autant, nous sommes bien capables de comprendre que ces journaux, à défaut de nouvelles fraîches, nous racontent un peu de ce récit ininterrompu du monde et qu’à y regarder de plus près, nous verrions que les hommes signes de Ming Tong n’ont pas d’autres organes sensoriels que leurs oreilles - codification ô combien signifiante - comme s’il s’agissait pour eux d’écouter plutôt que de voir, et par l’effet de miroir que nous tend la surface imageante, comme s’ils nous suggéraient de ne pas tant chercher à lire les nouvelles du monde que d’écouter son bruit de fond qui sourd par delà les signes et de nous abandonner à son murmure qui ne s’énonce que dans un langage devenu dès lors compréhensible, puisque ce récit universel nous traverse tous. Ce d’autant que si l’artiste simplifie à ce point les personnages de ses tableaux - une tête sans visage, un corps enveloppé dans un long vêtement, deux bras tombants ou repliés dans les manches -  c’est pour, dit-il, faire disparaître toute individualité, neutraliser les expressions et nous permettre ainsi de mieux nous projeter en eux, de mieux descendre dans leurs corps substituts et de les investir comme les réceptacles de notre propre écoute.

Ce qui est vrai en peinture l’est peut être encore plus pour les personnages en céramique - même s’ils présentent, eux, un visage et une expression très vivante -  dans la mesure où ils habitent notre espace réel et non un espace imaginaire, et qu’à cause de cette proximité physique notre projection en eux est d’autant plus ressentie, comme si ces êtres creux, du fait des contraintes de la cuisson de l’argile, faisaient office de caisse de résonance de tout ce qui passe en nous. Ces figures de Ming Tong sont en ceci fascinantes qu’elles portent quelque chose de nous-mêmes, comme une projection de notre forme intérieure, un écho de notre parlare interno - de notre récit au monde et du récit du monde en nous - fonction qui n’est pas sans résonance avec l’usage des têtes de remplacement que les anciens Égyptiens destinaient à recevoir le ka, le double du mort, dans une forme belle à l’intérieur de laquelle il pût se sentir apaisé. L’analogie est d’autant plus prégnante que l’espace à fenêtres des tableaux de Ming Tong peut parallèlement évoquer la distribution intérieure du serdab où les Égyptiens entreposaient ces têtes de remplacement : une salle dans laquelle on ménageait une ouverture pour voir dans l’obscurité de la pièce attenante les effigies surgir du fond de leur mort et pour que les vivants pussent parler aux défunts qui s’y reposaient. Dans l’espace noir de ses fonds, Ming Tong ouvre des rectangles rouges ou blancs comme autant de trous de lumière qui laissent apparaître les figures de substitution, comme si elles étaient posées devant nous en situation d’écoute comme jadis l’étaient les têtes de remplacement.

sans titre, technique mixte

Mais l’analogie s’arrête là. L’art de Ming Tong est bien du côté de la physique, il ne s’inscrit pas dans la préoccupation eschatologique des Égyptiens de l’Antiquité, car il paraît évident pour l’artiste que l’écoute se définit d’abord comme l’écoute de tout ce qui est vivant. L’écoute de soi. L’écoute des autres. L’écoute du monde. L’écoute s’entend ici comme une méditation, elle procède à la fois d’un lâcher prise et d’une position active ; elle requiert l’être en soi et l’être au monde. Elle s’entend comme la capacité à goûter aux petites joies de la vie et en même temps elle les excède pour descendre dans la réalité fondamentale des choses. Mais ce surcroît de conscience ne s’inscrit pas seulement dans une tradition philosophique extrême orientale, il s’envisage aussi dans une cosmologie dont les préoccupations sont éminemment contemporaines, tant il est vrai que l’écoute qui anime les figures de Ming Tong excède de loin leur seule composante plastique pour approcher la musique de tout ce qui se joue dans l’Univers. Et pour l’artiste comme pour nous tous, c’est bien là la question de notre présence qui est posée.

sans titre, terre cuite

Une question qui occupe à l’évidence les scientifiques, car quand on interroge les astrophysiciens ou les biologistes sur ce qui les étonne le plus dans ce qu’ils ont rencontré, ils répondent souvent que c’est l’existence même de l’Univers, et à l’intérieur de celui-ci notre propre existence, qui leur paraissent tenir à pas grand-chose : un accident, un processus programmatique ou une probabilité infinitésimale. Au fond, nous sommes bien là et c’est ce qui compte, même si nous sommes oublieux et que nous ne prenons pas assez le temps de goûter l’exception cosmique de notre existence. Et c’est précisément pour en recouvrer la saveur que l’art de Ming Tong réside tout entier dans la conscience de cette exception, dans cette jouissance de l’être-là, dans la capacité toujours renouvelée qu’ont ses personnages de s’étonner de leur présence au monde et de faire émerger la nôtre dans le même temps. Car l’enjeu c’est bien de recouvrer cette conscience d’être dans la conscience que le monde est, c’est notre capacité en nous comprendre en lui et à le comprendre en nous, à rétablir la continuité de notre récit commun, enjeu dont la parenté avec la  psychanalyse est évidente quand on se souvient que Lacan lui assignait comme but de rétablir la continuité de notre propre discours conscient, ce qui, on en conviendra, est une fonction extensible à l’art et à la poésie.
Et on ne s’étonnera donc pas outre mesure qu’il y ait dans cette œuvre quelque chose comme une fonction de remédiation qui vise à réactiver notre désir assoupi de monde par une parenthèse dans le dedans de ces figures réceptacles, si élémentarisées que nous en ressortons comme neufs, prêts à redécouvrir cette beauté qui n’a jamais cessé d’être. En un mot, ce que me semble poursuivre l’art de Ming Tong, ce n’est pas autre chose qu’une thérapie par l’émerveillement. Comment dès lors ne pas accéder à l’expression de plénitude que les hommes en céramique dégagent à l’écoute de ce tout qui entre en eux, tant ils paraissent prendre plaisir à habiter consciemment leur corps dans l’étendue de leur être-là ? Assurément leur sourire et leurs paupières mi-closes dégagent une sérénité toute bouddhique, à ceci près qu’ils ne se détachent pas du monde, bien au contraire; ils y sont de plain-pied et l’on comprend que de la plénitude à l’amplitude il n’y a, chez Ming Tong, que l’épaisseur d’un vêtement ou la courbe d’un ventre rebondi. Car les hommes de terre cuite ont un poids, leur corps est une substance étendue, d’où l’on déduit que ces personnages qui écoutent les autres, eux-mêmes et le monde, sont à la fois, eux-mêmes, les autres et le monde. Et pour cela, ils requièrent des formes courbes qui siéent si bien à leur fonction de médiation cosmique. Mais plus que de sphères il faudrait parler ici de figures campaniformes, tant certains de ces hommes de terre cuite ne prennent pas que les rondeurs de la Terre dont ils sont faits, ils ont la majesté des idoles cloches, des bronzes et des céramiques des civilisations disparues. Certes, ils reviennent de loin quand on sait, au passage, que l’expansion de l’Univers a bien pu prendre la courbure d’une cloche renversée…
Serait-ce trop dire qu’ils résonnent de ce monde ? En tout cas ils s’étirent, ils se gonflent dans toute l’étendue d’eux-mêmes, comme pour occuper toutes les positions existentielles, à commencer par la nôtre.
Ce en quoi, en nous prêtant leur image, ils nous redonnent un peu de cette complétude que nous avions perdue.

François Legendre