Arnaud Sergent est graphiste plasticien, web designer et spécialiste de l'image numérique.
Né en 1979, il a obtenu un DNSEP à l'École Supérieure d'Art et de Design d'Amiens en design graphique, spécialité qu'il enseigne actuellement avec l'image numérique et la vidéo.
Arnaud Sergent développe de plus en plus ces dernières années une activité de photographe plasticien.

Structures de l'absence.
La photographie objective d'Arnaud Sergent



bnb_10e_02 (bâtiment noir et blanc, 10 étages, n° 02)

Le travail photographique d'Arnaud Sergent interroge le paysage de nos villes à travers les déclinaisons d'un lieu commun de l'architecture moderne: la façade de HLM, le logement social débité en tranches de barres et de tours, des empilements d'étages et de fenêtres qui bouchent la vue, quelques bureaux parfois, mais toujours des séquences rigoureusement cadrées d'architectures collectives, recensées comme autant d'objets emblématiques de l'urbanisme concentrationnaire, qui poussent dans les périphéries de Berlin, d'Anvers et de Bruxelles, ou encore dans les banlieues des villes françaises. Peu importe le lieu d'ailleurs, puisque seul l'objet, numéroté dans une série, compte: bnb_1e_01 pour bâtiment noir et blanc - 1 étage - n°1 /  bnb_8e_05 pour bâtiment noir et blanc - 8 étages - n° 5, etc... Dès lors, le seul critère pertinent de la suite est numérique. Son contenu visuel est purement quantitatif, sans style, débarrassé de toute contingence géographique, puisque la série elle-même tient lieu à la fois de contexte et de récit; le récit d'un objet multiple, industriel, standardisé, décrit sans affect par un œil clinique dans l'hygiène d'une mise en boîte bien calibrée.

bnb_10e_01 (bâtiment noir et blanc, 10 étages, n° 01)

Il résonne dans ce recensement non hiérarchisé de structures reproductibles, quelque chose comme «la collection de faits neutres et objectifs» qu'inaugure Ed Ruscha en 1963 avec ses Twentysix Gasoline Stations. Ça sent le mélange entre un objectivisme minimaliste et le décor éclectique des sorties de ville, qui n'en compense pas néanmoins la monotonie étendue. Le sujet est ici prosaïque, le fait est objectal, l'objet est sériel et la série est monotone, à l'image de cet urbanisme déqualifié de la sortie de ville dont elle parodie le langage formel et les mécanismes de production: uniformité, préfabrication, modularité, reproductibilité, prolifération.

bnb_15e_01 (bâtiment noir et blanc, 15 étages, n° 01)

Au point qu'Arnaud Sergent fait de la photographie un art auxiliaire de la décalcomanie, le process automatique d'un système clôturé sur sa propre déconstruction, tant cette architecture péri-urbaine n'est pas seulement une somme de destructions du paysage qui la précédait, mais bien un objet entropique à l'image de la société qui l'a produit, programmé pour une durée de vie limitée comme n'importe quel bien de consommation, un objet qui donne encore l'illusion d'être neuf et dont Arnaud Sergent enregistre pourtant la dégradation continue à longueur de clichés, avec la précision d'un médecin légiste qui établirait un rapport d'autopsie dans lequel toutes les contusions seraient dûment répertoriées.



bnb_6e_07 (bâtiment noir et blanc, 6 étages, n° 07)

Cependant, la série artistique contemporaine – fût-elle produite par des moyens mécaniques – est rarement aussi linéaire que la série industrielle qui lui tient lieu de paradigme. C'est ainsi qu'Arnaud Sergent, en recensant les variations modulaires d'un objet fabriqué en série – le HLM dont les kilomètres de barres étaient érigés à la chaîne selon le procédé du chemin de grue qui consistait à monter les modules préfabriqués à partir d'une grue déplacée sur rails – installe une typologie assez proche du principe des stations service de Ruscha, d'infimes variations dans le continuum architectural, exposées ici comme un système d'oppositions formelles: façades alvéolaires ouvertes de fenêtres horizontales / murs percés d'étroites ouvertures; cloisons de béton appareils maçonnés en briques; modules linéaires / variations rythmiques; structures horizontales / structures verticales; trumeaux / piliers; boîtes fermées / cages ajourées; appartements / cages d'escaliers; fenêtres / dispositifs d'occultation : stores, rideaux, verres dépolis, grilles et plaques de fortune; vitres / vitres cassées, trous, béances; plein / vide.

bnb_4e_05 (bâtiment noir et blanc, 4 étages, n° 05)

Autant d'objets architecturaux traités comme un répertoire de signes élémentaires, de morphèmes combinatoires par lesquels le bâtiment est traduit en une surface graphique quasi abstraite qui en souligne l'altérité radicale au tissu vivant de la ville, un bâtiment-signe réduit aux deux dimensions d'un écran objectal posé là comme un obstacle au regard, qu'une lumière neutralisée aplatit, car Arnaud Sergent réalise ses prises de vues de préférence sous la luminosité froide des dépressions d'hiver, surtout lorsque le ciel vire au blanc, sous une couche uniforme de stratus et de nimbo-stratus qui plombe le paysage d'une nébulosité occluse.
La gamme de gris ainsi obtenue garantit l'uniformité du paysage objectal, qu'imprègnent de bout à bout les teintes d'aluminium et de ciment d'une poussière impalpable qui tend à se confondre avec le grain de la photographie, un grain si neutralisé dans ces tirages sur papier brillant qu'il se refuse dans sa glaciation phénoménale à porter la matérialité des choses. L'oxymore objet sale / image clinique se résout dès lors à la surface impersonnelle de la série numérique. Car la technologie induit une distance avec le réel. Elle modifie notre conscience du monde. Elle n'affecte pas seulement l'œuvre; elle devient source de style; elle fait œuvre.

bnb_5e_01 (bâtiment noir et blanc, 5 étages, n° 01)

Dans son pouvoir de description inexpressive, dans sa fonction indicielle d'empreinte photo-sensible de l'objet, la photographie d'Arnaud Sergent apparaît comme une suite de renoncements dont les séries typologiques de Bernd et Hilla Becher semblent délimiter le protocole: renoncement au choix du lieu, renoncement au point de vue par la correction des parallaxes, prédilection pour la frontalité, la fixité des motifs, renoncement à la composition, à la couleur, au grand format, pour dresser un inventaire neutre et objectif, un constat lucide, dont le contenu assujetti aux propriétés du médium est décrit par le seul recours à la dénotation, jusqu'à atteindre le retrait minimaliste le plus pur dans un dispositif qui pose sa relation à l'objet comme une tautologie irréductible.

bnb_12e_01 (bâtiment noir et blanc, 12 étages, n° 01)

Mais on aurait tort de croire que cette adéquation de l'objet au protocole de perception constitue l'horizon indépassable de la série minimaliste. Car chez les Becher la mélancolie se fait jour dans le flux monochrome des inventaires photographiques, une mélancolie subreptice qui parcourt le lent déclin de l'industrie lourde dont Arnaud Sergent prolonge la dégradation physique au béton des grands ensembles, à cette architecture lourde qui abrite les dortoirs de l'industrie lourde (la première ayant survécu à la seconde) dans cette proximité métonymique qui sonne comme un hommage complice aux monuments obsolètes des Becher, un tombeau devrais-je dire, une dette, presque une filiation.

bnb_1e_02 (bâtiment noir et blanc, 1 étage, n°02)

Mais là où les Becher pratiquent la mise à distance, Arnaud Sergent l'abolit par une double opération de rapprochement de l'objet et de compression de l'espace, comme s'il relevait le sol contre le plan vertical de l'image, emprisonnant ainsi ses HLM dans un format carré qui évacue le paysage et nous oppose l'horizon bouché d'un mur.
Curieux retour de la planéité, notons-le, et avec elle des souvenirs de la grande peinture américaine; du all over par exemple, puisque l'image est ici recouverte de signes de bord à bord, d'une grille continue de cloisons et de fenêtres aveugles, même si son format est volontairement limité à une taille moyenne pour accentuer le retrait expressif de la prise de vue; du blow up ensuite, cette pratique de l'agrandissement, du gonflement de l'objet, qui fait que la partie est ici prise pour le tout, la façade pour le HLM, la section de façade pour la façade entière, de telle sorte qu'Arnaud Sergent conçoit le cadrage comme une opération de synecdoque, une découpe dans le continuum de l'architecture qui la prive d'échelle et en suggère l'infinitude, l'extension physique au-delà de notre champ de vision, comme une métaphore étendue de ce hors-champ élastique de la ville, de cette banlieue qui n'en finit plus de s'étirer hors des limites du regard.
Si ce n'est ici que le cadrage fermé – dont l'ajustement coïncide si opportunément avec les structures de l'édifice qu'il évite en règle générale de couper les fenêtres latérales – clôture davantage l'objet sur une de ses parties par l'exclusion de ce qui l'actualise, ce qui revient à le priver de contexte et de fonction, à le présenter littéralement hors sol.

bnb_6e_06 (bâtiment noir et blanc, 6 étages, n° 06)

Cette compression de la distance fait qu'il se produit avec Arnaud Sergent ce qui s'était déjà produit dans les années 1980 avec l'École de Düsseldorf par rapport à la photographie objective des Becher – dont l'un des élèves, Thomas Ruff, a lui aussi travaillé sur les HLM – à savoir un rapprochement avec l'objet de la photographie, l'objet physique de la photographie bien sûr, mais surtout l'objet social de la photographie; non plus l'objet distancié du minimalisme ou l'objet de la photographie conceptuelle réévalué par une pratique critique du médium – puisque les Becher ont recoupé ces deux champs de production – mais bien l'objet-signe de la photographie plasticienne, l'expression objectivée d'une économie capitaliste de l'objet, c'est-à-dire la description plastique d'une organisation de la société contemporaine et de ses représentations idéologiques à travers le système des objets qu'elle produit.

bnb_6e_03 (bâtiment noir et blanc, 6 étages, n°03)

En cela, les HLM d'Arnaud Sergent sont bien les objets-signes d'une crise du fait politique, la forme matérielle d'une maladie de la société, par laquelle la géométrie fonctionnaliste de l'architecture moderne – expression rationnelle de la cité idéale et objectivation d'un progressisme hygiéniste – s'est glacifiée en un paysage de la géométrie dure, expression déqualifiée d'un urbanisme de la violence sociale, dont la captation chez Arnaud Sergent, par une maîtrise froide des codes de la photographie plasticienne, décrit davantage l'univers carcéral des grilles néo-géométriques d'un Peter Halley que la beauté néo-platonicienne de l'abstraction géométrique ou la littéralité de la géométrie minimaliste.

bnb_5e_08 (bâtiment noir et blanc, 5 étages, n°08)

La géométrie d'Arnaud Sergent est une géométrie critique qui déconstruit son objet avec méthode, en poussant le langage totalitaire de son système formel au terme de sa brutalité. Elle porte une force de dénonciation, une radicalité plastique. La séduction du tirage n'est ici qu'un artifice utilisé à des fins de distanciation ironique (plutôt qu'à des fins de mise à distance physique), tant l'objet graphique du cliché, figé dans sa beauté ambiguë, se dérobe en réalité derrière l'âpreté structurante de son objet social.

bnb_16e_01 (bâtiment noir et blanc, 16 étages, n° 01)

Seulement voilà; l'objet social ne peut ici se concevoir que par défaut dans un dispositif aporétique qui le prive de son support charnel, du fait de la disparition complète du paysage humain. C'est bien le constat le plus remarquable qu'on puisse faire dans la production d'Arnaud Sergent et le plus paradoxal même en termes statistiques: on a beau chercher, personne ne paraît derrière les fenêtres alors qu'elles se comptent par centaines. Personne, sauf un habitant ou deux – je ne vous dirai pas où – mais le fait reste quand même négligeable. On peut penser qu'Arnaud Sergent le fait exprès, qu'il attend le moment propice de l'absence pendant plusieurs minutes. Mais non. Il ne reste pas trente secondes. De toute façon, la photographie objective ne souffre pas l'instant, qu'il soit décisif, propice ou ordinaire. C'est une photographie où il ne se passe rien. Les habitants ne sont pas là, c'est tout. Ou alors ils se cachent. Ou alors ils sont partis. Un peu comme s'ils avaient déserté le champ de l'image en même temps que le champ de l'art ou de la politique; encore qu'il faille nous méfier des postulats de la sociologie sur la supposée disparition de la classe ouvrière. En tout cas, l'humanité s'est retirée des grands ensembles. Le constat ne date pas d'aujourd'hui; c'est même un lieu commun. Mais il dérange encore en raison de la perte qu'il suppose, de cette déshumanisation de la metropolis qui cristallise l'angoisse sociale des temps modernes.

bnb_6e_01 (bâtiment noir et blanc, 6 étages, n° 01)

Quoiqu'en l'occurrence il dérange aussi pour des raisons beaucoup moins avouables: les photographies d'Arnaud Sergent agacent parce qu'elles nous frustrent du désir de voir ce qui se passe à l'intérieur des petites boîtes où vivent les gens. Il n'y a plus de place pour le théâtre social de la peinture illusionniste non plus que pour le spectacle intégré de la société capitaliste libérale. L'orgie scopique de l'urbanité contemporaine du May day V et autres lieux emblématiques d'un Andreas Gursky par exemple, n'est pas le sujet des ready mades sans qualité d'Arnaud Sergent, qui n'arpente d'ailleurs que les lieux gris d'où toute illusion s'est retirée, les non lieux de la déréliction en marge de la société du spectacle. La maison de poupée hollandaise s'est vidée de ses figures pour ne plus être qu'une structure de l'absence, comme si une catastrophe était passée par là, tout près de chez nous plutôt que dans les immeubles vides de Tchernobyl.
Malgré tout, le fait anthropique résiste encore par les traces, les objets indiciels que les habitants laissent dépasser comme autant de preuves de vie, fussent-elles précaires – les rideaux, les plantes, les fenêtres ouvertes – tous ces petits accidents de surface à partir desquels Arnaud Sergent se risque à une anthropologie limite de la disparition du sujet.

bnb_9e_01 (bâtiment noir et blanc, 9 étages, n° 01, 1 habitant)

Bien plus: il ne vous aura pas échappé que cette disparition est elle-même contiguë à la résonance mortuaire de ces architectures autistes avec laquelle elle installe une troublante métonymie. Inévitablement, l'analogie se fait jour entre ces façades trouées de fenêtres aveugles et les alvéoles vides des antiques catacombes qui dorment dans notre mémoire à la sortie des villes disparues. Curieuse analogie à vrai dire: la géométrie d'Arnaud Sergent est thanatographique; sa géographie est funeste.
Le grand ensemble peut bien être photographié comme un tombeau aux Becher, il reste avant tout un tombeau où on entasse les vivants. D'autant que ses dimensions surhumaines, comme échappées des utopies architecturales d'un Boullée ou d'un Piranese, induisent une analogie seconde avec les nécropoles de l'ancienne Égypte et avec la nuit qui y règne: toutes ces hautes façades se dressent comme des falaises de béton qui seraient creusées d'hypogées à l'air libre, empilés les uns sur les autres – une sorte d'Île des Morts de Böcklin mais privée d'horizon eschatologique – comme autant de chambres noires sans dispositif optique, des chambres qui ne capteraient plus aucune lumière, un mur vidéo d'écrans éteints, consacrant le double échec de l'expérience scopique et de sa captation photo-sensible, puisque aucune image ne parvient plus à s'échapper de ces trous noirs que délimitent les fenêtres aveugles, dont quelques unes même, encore plus proches de la tombe, ont perdu leurs vitres.
En cela, cette architecture-tombeau n'est pas seulement le tombeau de l'architecture. Car ce qui se joue dans ses gouffres pourrait bien être la mort de l'image elle-même avec tout ce qu'elle porte des grandes représentations collectives. Ce qui fait que dans les photographies d'Arnaud Sergent seuls les objets ont survécu, des objets qui, dans leur décrépitude emblématique, nous racontent une société moderne qui travaille à sa propre désagrégation, dans un processus d'entropie qui l'amène à détruire les réalisations les plus caractéristiques de sa modernité.

bnb_7e_01 (bâtiment noir et blanc, 7 étages, n°01)

C'est donc le temps aussi bien que la désaffection politique qui sont à l'œuvre dans cette série monumentale où viennent converger la machine à photographier et la machine à habiter dans l'action commune d'une mise en boîte. Si ce n'est que l'une met en boîte ses habitants et l'autre, dans une entreprise parodique de mise en abyme, met en boîte la mise en boîte des habitants, planifiée par une architecture que les urbanistes qualifient d'«unité d'habitation» et les habitants de «cage à lapins» . Une mise en boîte où l'ironie s'affecte bien vite cependant, car elle se pratique ici comme un art sérieux du métalangage, comme si cette rhétorique de ce qui vient après le récit moderne, cette impossibilité contemporaine de croire encore à une transformation héroïque du monde, cette impuissance à réinventer les choses – dont les photographies d'Arnaud Sergent sont à ce point exemplaires que les vestiges de la modernité qu'elles décrivent sont, aujourd'hui, d'immenses structures d'attente de quelque chose qui ne vient pas – ne pouvaient nous assaillir que de ce sentiment diffus d'indisposition qui me paraît être si symptomatique du désenchantement post-moderne.

François Legendre, mars 2011.

bnb_3e_01 (bâtiment noir et blanc, 3 étages, n° 01)